Frigyes
Karinthy :
"Ô, aimable lecteur" (Femme
et enfant)
- Oui, Docteur, la chose a commencé parce que
j’étais amoureux d’une comédienne
célèbre que j’aurais peut-être pu obtenir pour un
temps, sans obligation aucune, comme beaucoup d’autres. Mais
comprenez-moi, j’aimais cette femme et j’en étais
mortellement jaloux, au point que l’idée qu’elle plaise
à d’autres hommes et que d’autres hommes puissent lui plaire
me rendait malade. J’étais jaloux de ses gestes, de sa voix, de
ses yeux, de ses habits, de tout ce qui était visible en elle, de tout
ce qui pour mes deux yeux était doux festin et fontaine
inépuisable.
- Mais j’étais un homme
intelligent et je me rendais compte que mon amour sous cette forme était
sans espoir. Je ne pouvais pas être à tout moment avec elle, je ne
pouvais pas être un petit pansement sur son visage ou une bague à
son auriculaire qu’elle porterait partout sur elle. Je me rendais aussi
compte que ce n’est pas son âme que je désirais, mais la
voir toujours et partout où et quand je le voulais, telle une vision
animée de mon plaisir. Et que je la voie à tout moment identique,
qu’elle n’existe exclusivement que pour moi en ce monde : bien
qu’inaccessible comme la lune pâle, là-haut, mais tant pis,
pareillement inaccessible pour les autres également, errant seule entre
les nuages. Qu’on ne puisse la toucher, sinon des yeux, mais que personne
ne puisse l’approcher : c’est cette fidélité que
je voulais d’elle.
- Un jour je l’ai vue jouer dans
un drame cinématographique : il y a une scène du film
où elle se promène seule dans une allée d’arbres,
elle avance lentement, s’assoit sur un banc et attend. Dans cette
séquence, toute la beauté et toute l’impulsion amoureuse
qui m’ont rendu fou rayonnait d’elle avec une telle force
concentrée que je me suis dit : si cette scène où
elle apparaît pendant cinq minutes rien que pour moi seul, si
j’arrivais à la sauver du dépérissement, me la
cacher, cela suffirait pour satisfaire mon adoration et pour adoucir la torture
de ma jalousie.
- Je me suis précipité
chez son agent et j’ai acheté une copie de ce drame
cinématographique, j’en ai découpé la scène
de cinq minutes, j’ai acheté un appareil de projection domestique
et chaque soir, dans ma chambre obscurcie, derrière des portes
fermées, je me projetais sur le mur la silhouette mobile de
l’objet de mon amour.
- J’avais le droit de me faire
croire que cette femme que je gardais dans une petite boîte, telle le
géant des Mille et une nuits qui gardait jalousement la sienne pour que,
ouvrant la boîte entre quatre murs pour quelques minutes de bonheur, la
belle devienne vivante devant lui – je dis que j’avais le droit de
me persuader que cette femme m’était fidèle. J’avais
saisi et fixé une minute de sa vie éphémère et
incontrôlable où elle était seule, sans yeux d’hommes
avides à proximité et où chacun de ses gestes, chaque
cillement de ses paupières m’étaient destiné. La
fidélité de cette femme, je pouvais en être assuré
puisqu’elle faisait sûrement la même chose et de la
même façon chaque fois que je la réanimais au moyen de la
lampe magique du projecteur, chaque fois, chaque voltigement de sa jupe se
répétait immuablement avec la même fatalité
inaltérable, grâce à la magnifique invention capable de
faire de la petite minute éphémère une
éternité immobile.
- Vous pouvez imaginer à quel
point chacun des gestes de ces cinq minutes s’était gravé
en moi. La femme avance au milieu de l’allée d’arbres, elle
s’approche, hésite un peu, s’arrête, elle envoie un
regard vers les arbres, poursuit son chemin, s’assoit sur un banc.
J’étais heureux d’être en possession d’un tel
trésor.
- C’est il y a quelques mois
qu’une pensée me frappa pour la première fois :
pourquoi s’arrête-t-elle à un endroit, qu’est-ce
qu’elle peut bien regarder entre les arbres ? C’était
probablement conforme à son rôle dans le drame, mais moi, la chose
m’inquiétait. Je savais bien que rien ne pouvait s’y passer,
que cette femme que je m’étais créée et
m’étais appropriée pour toujours ne pouvait pas me causer
de douloureuse surprise, ne pouvait pas me trahir, puisqu’elle devait
suivre son unique chemin jusqu’au banc – en vain, depuis que cette
idée m’avait envahi j’étais victime d’une
inquiétude particulière, incompréhensible, chaque fois que
la séquence du film s’approchait de l’instant fatal. Pourquoi
ma fidèle maîtresse s’arrêtait-elle, que
cherchait-elle parmi les arbres ?
- Eh bien, Docteur, je sais pourquoi
je suis venu et je sais où je suis. J’ai moi-même hâte
de savoir si je suis fou et s’il était légitime de ma part
de venir déranger l’asile des malades mentaux. Faites-vous une
opinion vous-même, j’ai apporté le film.
- Docteur, cette femme me trompe.
C’est hier que je l’ai compris. Je regardais le film, les yeux
fixes, et à la troisième minute, quand ma femme
s’arrête devant les arbres et lève son regard de
côté vers le bosquet, un homme surgit brusquement d’entre
les arbres, il embrassa ma femme, puis disparut. Elle continua sa promenade
normalement et finit par s’asseoir sur le banc. Peut-être que si
maintenant on projette de nouveau l’image, la scène ne se
répétera pas… elle m’a trompé… la
misérable… dans le film… elle a dégradé le
film… elle m’a trahi… Rien n’y fait : la
fidélité d’une femme ne peut être fixée, pas
même une minute, pas même par la cinématographie.