Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Images
Si
je pouvais faire cela, dit le peintre à l'écrivain, et il ouvrit
grand les yeux comme pour observer l'horizon, oui, si je pouvais le
faire ! Pourtant je le vois souvent avant de m'endormir, je le vois depuis
mon âge de vingt ans. Je sais enfin : si je suis devenu peintre,
c'est pour le faire un jour. Tout n'a été que préparatifs
pour que je le fasse un jour… Mais je sais aussi désormais que
c'est impossible… Si personne d'autre ne l'a fait ce n'est pas faute d'y
avoir pensé mais parce que c'est impossible. Tu sais, son titre pourrait
être : Dieu. Dieu ou Jéhovah ou Jupiter, ou Allah…
Quelle importance. Et ce serait une sorte de sommet de montagne… mais
le ciel serait très chargé de nuages dans l'arrière-plan,
comme si tout était en feu, peut-être un paysage avant le
déluge… plein de rouge, de bleu, de violet, de
jaune… Tu sais, quand les couleurs n'étaient pas encore
malaxées, corroyées en blanc… Et le plus drôle serait
que la forme de Dieu ne serait pas un
mais deux. Il serait composé
de deux personnages, tu comprends… Disons, un personnage féminin
et un personnage masculin… Je ne peux me l'imaginer autrement.
Néanmoins les deux ne représenteraient qu'un… Une
merveilleuse forme féminine, de grands yeux ombragés, un regard
sombre et profond, des lèvres à demi ouvertes… et l'homme
à côté d'elle… Imagine-le, des muscles
énormes, des bras écartés, contraste éblouissant
sur fond nuageux, martelant du talon la crête des montagnes…
Pourquoi Dieu ? Eh bien, je ne sais pas. Évidemment on n'a jamais
représenté Dieu ainsi, ni au Moyen-Âge, ni chez les
Grecs… bon, je veux bien, le titre pourrait aussi bien être
"Amour". Mais non, je préfère le premier titre :
Dieu. Tout au moins c'est ce que je pense parce que c'est ce qu'il
signifierait. Tu sais, je n'ai jamais pu consentir avec une foi sincère
que Dieu soit toujours représenté par toutes les religions comme
un homme, un homme vieux et barbu par-dessus le marché. Ce qui est
éternel ne peut pas être vieux… et ne peut pas être seulement masculin ce qui est une
représentation de la race humaine… ce qui ressemble à
l'humain ou ce à quoi l'humain ressemble… puisque l'humain est
à la fois masculin et féminin… Donc Dieu ne peut pas être
seulement masculin ou seulement féminin. Mais il ne
peut pas être non plus un être bisexuel en sa personne, parce
que… ce ne serait pas authentique… et il peut encore moins
être asexué. Je n'ai pas d'autre issue : je ne peux le représenter
qu'en deux personnages. Mais deux personnages immenses pour bien remplir
l'œil de celui qui les regarde ; des formes prodigieuses et des
couleurs éblouissantes… avec sur les deux visages de la puissance
humaine, de la passion… Ah ! Si je t'ai expliqué tout cela
c'est pour que tu l'écrives, car moi, je suis incapable de le peindre.
L'écrivain,
comme gêné par la lumière, ferma les yeux. Il esquissa un
étrange sourire.
- Deux
formes… une masculine et une féminine… oui, j'ai aussi vu un
jour, dans le noir, quelque chose comme ça. Mais c'étaient un homme
et une femme tout à fait ordinaires… Et pas en plein air, mais
disons, dans une pièce. Dans une pièce bourgeoise tout à
fait ordinaire, avec dans le fond, disons, une armoire, ou un bahut
chargé de vaisselle, ou une patère à laquelle pendent un
pardessus et un chapeau. L'homme est un garçon tout à fait
ordinaire, assez avenant, une sorte de secrétaire dans un
ministère qui ne refuse pas la pratique des sports. La femme serait une
sorte de citadine, bien faite, habillée à la dernière
mode, un peu de rouge sur les lèvres. Ils pourraient être mari et
femme, ou fiancés, éventuellement des amants dans la
troisième année de leur liaison. Ils ont justement une
scène de ménage, juste avant le divorce ou la rupture. On lit sur
le visage de la femme la haine, la colère et le mépris… ses
lèvres se déforment hystériquement, un dégoût
verdâtre gicle de ses yeux, on voit qu'elle siffle des insultes
mortelles… Sa petite main fermée, crispée sur une aiguille
à chapeau qu'elle plantera peut-être l'instant suivant dans le
cœur de l'homme. Lui, il fourre ses mains dans ses poches, sur sa bouche
la sotte supériorité d'un mépris inepte, ses joues sont
blêmes de colère, de jalousie et de révolte
dissimulée. Une de ses mains fait gonfler sa poche. On devine
qu'à tout moment il pourrait la lever, pour saisir à la gorge la
haine qui se déverse sur lui, crachant ses flammes … Ils sont
debout face à face… figés, prêts à sauter,
à tuer… debout face à face… et telle une vapeur
diaphane s'élève de leur corps un blanc brouillard en volutes
souples… deux taches de brouillard… deux corps vaporeux… des
corps astraux comme le disent les stupides spiritistes, moi je m'en
fiche… et ces deux taches nébuleuses, ces deux formes
fantomatiques, leur ressemblent complètement à eux deux, les
mêmes visages, les mêmes formes… Elles ne leur ressemblent
pas, elles sont eux-mêmes, en plus fin et plus aérien mais en plus
réel et plus reconnaissable… et ces deux taches de brouillard
souple, les deux visages nébuleux, se penchent l'un vers l'autre
par-dessus leur tête, elles s'étreignent… Avec dans leurs
yeux l'ivresse d'une joie et d'un bonheur féerique, un amour caressant,
débordant, abandonné, évanouis dans le regard de
l'autre… devenu un, coalescés, les bras tendus l'un vers l'autre,
fondus en un baiser… Ah ! Je suis incapable de trouver les mots. Si
j'étais peintre, je le peindrais peut-être.