Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
C'est il y a longtemps
Un
après-midi sur le sable silencieux du grand lac, à la
lumière éblouissante du soleil, pendant que des voiliers
lointains glissaient sur l'eau et que vrombissait tout près le moteur d'un
bateau, je tentais de lui balbutier ce sentiment qui m'avait saisi pour la
première fois – je ne sais plus si c'était le
vrombissement, le voilier lointain ou l'éblouissement éternel du
soleil qui m'inspirait :
- Mon
cœur, sais-tu à quel point c'est
il y a longtemps ce qui se passe maintenant, y compris nous en train de
nous bronzer ? Oui, tu as bien entendu. L'expression "c'est il y a
longtemps" signifie en effet autre chose, et ce que je veux dire n'a pas
d'expression pour le dire. Non, je n'entendais pas dire que tout cela existe
depuis longtemps et que le monde existe c'est-à-dire est depuis longtemps. J'ai dit cela
à la place de dire c'était
il y a longtemps. Attends, je vais essayer de t'expliquer. Supposons que
dans deux cents ans quelqu'un puisse retourner dans le passé et il nous
y verrait, ou mettons, nous deux dans vingt ans nous repenserions à ce
que nous nous bronzions et nous causions ici maintenant. Alors pour lui ou pour
nous cet instant, cette image, cette réalité, ces deux personnes,
ce lac, ce voilier, ce bateau à moteur, ce soleil torride se fondraient
en une magique, merveilleuse ambiance ne ressemblant à rien d'autre
qu'au sentiment que nous appelons "le
passé". Parce que ce qui est pour nous l'instant présent
ne sera dans deux cents, trois cents, mille, deux mille ans pour l'imagination
humaine qu'un passé magique et merveilleux pour notre imagination,
disons, un tableau pastoral versaillais de François Boucher, une vieille
estampe dans un vieux livre aux bordures cannelées, aux lettres
gothiques, des vieux vêtements ou des armures dans un musée, de la
porcelaine viennoise ancienne, un manuscrit jauni sentant le moisi sur un
papyrus craquelé, la touche cliquetante d'une svelte épinette
à l'ouverture grinçante, les récits de voyageurs d'autrefois.
"Le voyage sentimental en France et en Italie" de Laurence Sterne[1],
les lettres d'Italie de Goethe, le journal de Beaumarchais sur
- Oui,
c'est ce que je ne peux appeler qu’ainsi : "c'est il y a
longtemps". Dans les vagues déferlantes du temps c'est toujours,
toujours le passé en création, souvenir pour quelqu'un qui
n'existe pas encore, image de quelqu'un qui n'existera plus… Nous sommes
tous les deux des fantômes de vieux siècles réduits en
poussière… nous ne vivons pas, ne crois pas cela… nous ne
sommes qu'un mirage éphémère d'une imagination
postérieure, c'est une de ses idées, un de ses caprices qui s'est
plu à nous évoquer pour quelques instants… Viens donc,
aïeule de tes petits enfants, image évanescente. Partons, le soleil
se prépare à se coucher.
C'est
à ce jeu "c'est il y a longtemps" que nous avons joué
durant quelques minutes, au crépuscule de ce soir-là, riant et
nous étonnant de ces choses très,
très, très anciennes
qu’est ce lac, ce voilier délabré, ce vieux couple
d'amants, et de la chance que nous avions de nous trouver ici personnellement,
nous, représentants du vingt-septième siècle, et de tout
voir, y compris le goût et la saveur vivants du passé qu'aucun
auteur ne pourrait décrire, histoire des cultures anciennes. Et ainsi
nous marchions au bord du lac, main dans la main, comme dans un musée.
C'est
à cela que nous avons joué durant quelques minutes, en
riant… Mais ces quelques minutes passées elle s'est faite
sérieuse, haussa les épaules et tapa du pied.
- Ça
suffit, ça devient ennuyeux… Tout n'est que du passé…
et tout n'est que futur… moi je veux jouer enfin au c'est maintenant… je veux jouer le présent, nous
n'avons que trop parlé du passé… et trop de l'avenir
aussi… mais tu ne m'a pas encore invité à être
attentive… Voici le présent…
Dis-moi, c'est quand le présent ?…
Je
l'ai regardée dans les yeux : ses yeux imploraient avec impatience
et exigeaient. Je souris bêtement, interloqué.
- Peut-être…
quand… tu es née… à moi… alors… Ou un
instant plus tôt… - ai-je balbutié péniblement.
Insatisfaite,
elle a haussé les épaules, son regard s'est assombri et elle a
détourné la tête.
- Ou
alors… lorsque… au moment même… Quand tu mourras…
- s'échappa de ma bouche ; j'avais cru que j'allais dire autre
chose.
Elle
ne répondit pas, les yeux grands ouverts elle fixait le sol devant elle.
Des années plus tard m'aura-t-elle regardé une seconde fois avec
le même regard, quelques minutes avant qu'on ne lui ferme les yeux. Elle
voulait peut-être m'apprendre qu'elle était déjà
arrivée à cet instant-là, à l'instant de la mort
toujours présente.
[1] Laurence Sterne (1713-1768).
Romancier et ecclésiastique britannique.
[2] József Gvadányi (1725-1801). Romancier hongrois.
[3] Prince de Transylvanie au XIIIe
siècle.
[4] Gül
Baba (mort en 1541). Derviche, poète et compagnon de Soliman le
Magnifique.
[5] Cité antique romaine
située au nord de Budapest.