Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Le moine

 

C'est en fin d'après-midi que je suis arrivé au monastère. Je n'avais pas d'argent pour une voiture, j'ai marché depuis le terminus du tram. La boue est entrée dans mes souliers percés, l'habit mal coupé me serrait à la taille. J'étais à bout, exténué, mais ma peine a été largement récompensée par la possibilité de me trouver face à Lui, le Moine, je l'avais tant rêvé. Je ne le connaissais que par de pieuses légendes : jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans il avait vécu une vie laïque, puis il avait subi une déception, il s'était dégoûté de la Sodome des vanités et des plaisirs mondains, et depuis lors il dissimulait sa retraite d'ermite derrière les murs d'un tranquille monastère.

Il était assis là, devant le couvent silencieux, au soleil d'automne, sur un simple banc de marbre, sous des pommiers ombragés. Les mains posées sur son giron il méditait avec douceur, le visage triste. Devant lui sur une petite table en pierre, les restes de sa collation, du miel de la forêt, du beurre frais, du lait caillé, du raisin rouge, une poire, tout ce que la nature simple peut offrir à quelqu'un qui a renoncé aux plaisirs des sens agréables au palais dans une vie raffinée : la chicorée et les petits pains. Il observait ces restes en méditant sur la sagesse de la création.

Il écouta avec un doux sourire quand je balbutiai que je venais de l'extérieur, du monde des plaisirs gorgé de voluptés coupables. C'était le sourire de quelqu'un qui connaît la vie mais qui y a renoncé. Je lui dis les doutes angoissants qui m'agitaient : je me sentais indigne et chancelant devant les tentations ; j'étais fouetté par des désirs déchirants, mes sens ne me laissaient aucune paix, je n'avais plus ni foi ni volonté. Je lui dépeignis en paroles flamboyantes les plaisirs mondains, d'autant plus que tout en discourant je n'avais d'yeux que pour les restes de son repas : ce jour-là en effet, comment le dire… Bref, le soir de la veille, dans une partie de carte endiablée j'avais perdu le dernier billet de mille que j'aurais pourtant bien aimé multiplier par trois pour pouvoir déjeuner… Donc j'avais faim et ça ne m'aurait pas déplu que le moine m'offrît à manger. Mais lui, il voulait me donner plus qu'une simple satisfaction corporelle qui laisse l'âme dépérir : à la place d'une poire qui ne suffit que pour une heure, la sagesse pour toute la vie.

- Nous sommes tous des criminels, dit-il doucement, et celui que la Providence n'a pas arraché à temps au marécage, y passera toute sa vie dans le péché. Mais si avec un cœur humble et sensible tu découvres la vanité de tout désir et de toute concupiscence, la méditation fournit le moyen de se libérer de l'enfer des tentations. Pour cela il est nécessaire de laisser mûrir l'épreuve, l'amère déception, le désabusement, et la crise de l'équilibre intérieur qui secoue et abat afin que la Connaissance et le Renoncement te relèvent de nouveau. Lève le regard sur moi, mon fils. Jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans j'ai vécu comme vous autres, dehors. Par bonheur le destin m'a pourvu d'une âme sensible et tendre qui n'a pas supporté la déception. C'est à cela que je dois de pouvoir vivre aujourd'hui en paix, dans la sérénité, et de supporter la solitude de la vie des ermites.

- Maître, balbutiai-je, empli de ferveur, je ne l'ignore pas, j'ai ouï parler de… de ce cas… Si je suis venu vous voir, c'est justement pour vous prier de me faire savoir, si je n'en suis pas indigne, de m'apprendre ce qui me tourmente : quelle a été cette déception, objet de toutes les rumeurs dans le monde, ce qui a fait que vous vous soyez retiré dans ce couvent, faisant le serment d'une éternelle retraite ?

Le moine s'assombrit un instant, il regarda droit devant lui. Comme si les très anciens souvenirs, la très grande douleur s'était tout à coup réveillée.

- Ne pose pas cette question… je répugne à y penser !… - chuchota-t-il.

- Tout de même… j'aimerais le savoir… cela pourrait m'instruire… Pour éviter des pièges… Qu'est-ce qui vous a déçu ?

Il se leva et dit d'une voix puissante :

- Bon, tu vas donc le savoir ! Voilà comment cela s'est passé. Un jour j'ai pris le train pour rendre visite à mon père à qui je voulais demander de l'argent. Dans la première gare une voiture apparut en face, y était assise une de mes connaissances féminines. Je lui ai fait signe et elle m'a rendu mon salut. Mais l'instant suivant elle a commencé à se précipiter dans le sens opposé avec sa voiture jusqu'à disparaître à mes yeux, comme si elle avait changé d'idée. La chose me fit très mal ; je sentais qu'elle ne voulait plus me voir, qu'elle ne voulait plus me parler. Je me suis résolu à la rupture… Plus jamais je ne suis allé la voir…

La voix du moine s'étrangla.

- Et après ? - balbutiai-je avec émotion.

- Voilà : une minute plus tard j'ai reconstitué ce qui s'était passé. Ce n'est pas elle qui m'avait quitté, c'est mon train qui s'était remis en marche et je ne m'en étais pas aperçu. J'avais cru qu'elle m'avait abandonné avec sa voiture, alors que sa voiture n'avait pas bougé…

Il leva les deux mains devant ses yeux.

- Mais ce n'est qu'une simple illusion d'optique ! - criai-je étonné.

- Mais à moi cela m'a suffi ! - cria le moine. - Ne vous ai-je pas dit que je suis né avec une âme sensible ? Je n'ai pas supporté cette déception, j'ai préféré me retirer dans le couvent où vous me voyez présentement.

Le moine fut incapable de vaincre son émotion. Il se leva et s'éloigna pour aller dîner.

 

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