Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Messe noire
Non… Non… C’est
affreux… Assez…
Les plus jeunes n'en peuvent plus. Sur leur
corps nu perlent le sang et la sueur. L'un d'eux, avachi, sanglote devant
l'escalier de l'autel, sa couronne de roses tombée en pétales se
répand éparsement des boucles de ses cheveux blonds. Mais aucune
issue : l'aurore est encore loin et derrière lui la nef de
l'église se fond désormais en un flot unique… Un flot de
corps nus convulsés se mordant et s'entre-déchirant, et la
colonne de fumée d'encens serpentant depuis le milieu de la nef fusionne
dans ce tohu-bohu infernal en une sorte de brouillard ivre. La vapeur capiteuse
des vins répandus se confond avec l'ambre gris, le parfum de l'essence
de rose et l'odeur âpre du giron des hétaïres… Leurs
lèvres suffoquent, sifflent et débordent de salive miellée
et opiacée ; à travers ce brouillard, entre les voûtes
gothiques, les images saintes changent de couleur : leurs voiles bleus,
légers, sont portés au rouge dans la braise de sang et de
feu ; celui qui pour un instant sort la tête de l'épaisse
huile de son ivresse pour crier à l'aide, voit avec terreur à la
place des bienveillants personnages de sauvages scènes pastorales dignes
des grottes secrètes du jardin de Vénus, l'accouplement hilare de
démons, de bêtes et d'êtres humains, images que peignent les
esclaves et qu'ils vendent sous le manteau devant le parc afin d'enflammer le
sang et d'étourdir des puceaux innocents et des vierges tremblantes qui
passeraient par là, dans le but de les circonvenir pour les vendre
à des marchands d'hommes.
Non, ce n’est plus supportable. Il y
en a qui déjà cognent les panneaux de chêne des portes pour
qu'on les laisse sortir de cet enfer. Et le jeune homme vautré sur les
marches de l'autel sent chaque parcelle de son corps se
désagréger, et il lui semble que son âme terrorisée
qui par cette nuit d'horreur a pour la première fois lié
connaissance avec ce corps veut maintenant le fuir… Le fuir, mais par
où ? À travers ses yeux hier encore purs c’est
exclu… ces yeux sont éraillés et nébuleux et ils
brûlent comme la braise… dans sa bouche un ricanement rauque, dans
ses oreilles des mots orduriers, dans ses narines des odeurs enivrantes lui
barrent le chemin… l'âme s'efforce donc de ramper vers l’aine
convulsivement nouée où là, adhère une sangsue et
elle saigne sa vie, il n'ose même pas y regarder, les prunelles de ses
yeux exorbités se tournent suppliants vers l'autel… Non…
Non… Affreux… Assez…
Pourtant ça ne fait apparemment que
commencer ! Là-haut au clocher le carillon bat douze coups. Puis
retentit un cri strident et Bonifacius, prêtre
excommunié, le corps nu et mauvais recouvert d'une cape pourpre, la
tête d'une mitre ornée de pierreries, se met lentement en
mouvement sur les marches, vers l'autel. Au bout de ses bras étendus,
à la pointe de ses doigts crochus, des flammes vertes semblent
voleter ; le cristal pourpre de l'ampoule qui pend au sanctuaire
prête une lueur rouge à son visage.
En bas dans la nef le silence s'installe un
instant, des religieuses prises d'hystérie repoussent la cascade de
cheveux bouclés tombant sur leur front, pour mieux voir : c'est Bonifacius qui célèbre une messe pour
elles !
Le silence s'établit. Chacun se fige
dans la pose dans laquelle il est trouvé par le battement de la
cloche : le muscle des bras virils autour des doux reins féminins
dans la ligne serpentine des membres éperdus ; seules les
lèvres se séparent, hagardes, dans les affres de l'attente.
Bonifacius se
prosterne, tantôt il frappe des mains, tantôt de nouveau il
écarte ses bras, il s'agenouille, il se redresse, dans son dos se
libère le rire de la terreur, il parcourt tout au long les épines
dorsales chatouilleuses. Puis de nouveau le silence…
Bonifacius se
prépare à parler.
Et il parle !
- Je t'évoque !
Puis le silence encore : Bonifacius attend. Quelques-uns voudraient encore rire,
faire montre qu'ils comprennent la farce démoniaque… Injure et
blasphème sous la frime d'une cérémonie sacrée,
sabot fourchu sous la soutane, Satan sous la mitre de l'évêque.
Mais le rire se fige dans les gorges, Bonifacius
reprend la parole.
- Je t'invoque. Seigneur ! Je
t'invoque. Prince du péché ! Je t'invoque. Roi des Vivants,
Dieu des Corps, je t'invoque, Créateur des brûlants reins
féminins, des yeux mâles enfiévrés, des
lèvres rouges des filles, des désirs enivrants, de la
pâmoison de l'ivresse, des baisers ardant les gencives !
Il attend encore. Maintenant plus personne
n'ose rire. Et lui, il élève la voix, fort, glapissant :
- Je t'invoque, épouvante,
prince maudit de l'ignominie de l'enfer ! Je t'invoque, Sens de
l'Obscurité, Roi de la Profondeur, toi que le Temple du Sang, le visage
voilé, refoule de son sein en se signant. Je t'invoque, tentateur !
Je t'invoque, tentation… Je t'invoque, fantôme que l'on nomme
Satan dans l’au-delà ; je t'invoque Satan !…
Certains poussent des cris et se cachent le
visage. Une vapeur rougeâtre s'élève du centre de l'autel,
lentement… Bonifacius parle encore : cette
fois sa voix est pure, intelligible et sardonique.
- Car nous avons été
marqués au fer rouge tels Tes serviteurs… Car nous avons
été désignés comme Tes disciples… Car les
prêcheurs du Saint-Esprit nous ont menacés du cloaque sulfureux de
l'enfer… Car la mère nous cache son enfant, car la bonté
tremblante nous désigne du doigt, car nous envie celui qui escompte échanger
la félicité céleste contre l'ivresse terrestre… Car
nous sommes damnés, pour nous point de clémence… Nous
T'invoquons donc, nous, fils de la damnation et du péché, nous
T'invoquons pour regarder en face celui qui a acheté notre âme,
dont nous sommes devenus les proies, nous T'invoquons, Démon de la
Luxure, Notre Seigneur ! Je t'invoque, Fin Dernière de
l’affolement convulsif des jambes et des bras serpentants…
Je t'invoque, toi, le Terrible, toi, l'Inconnu, puissance mystérieuse de
la profondeur bouillonnante de l'enfer auquel la foule des damnés, la
foule de ceux qui ont succombé à l'infamie du péché
adressent leur prière quand le corps échange un baiser
lubrique… Je t'invoque, toi, But et Sens du Péché,
compagnon des femmes abominables et fardées, compagnon des démons
aux yeux éraillés, maître de la chaufferie de l'enfer
incandescent et haletant des vins onéreux, des orgies
évoquées à voix basse, toi que l'on nomme le
Démon… Tentateur, je t'invoque !
Les dernières paroles sont
noyées dans un brouhaha effervescent : Bonifacius
lance un ricanement large et satisfait. Ensuite un court instant de
silence ; il est brisé par un coup de tonnerre effroyable…
Une haute flamme s'échappe de l'autel. Les couples enlacés se
jettent à terre en criant et se cachent les yeux afin de ne pas voir.
C'est la première fois que le jeune
homme vautré sur l'escalier ose lever le regard. Il regarde, cligne des
yeux, il essaye ses yeux éblouis puis, étonné mais le
cœur léger et pur il se met lui aussi à rire comme qui, le
matin, après une nuit de cauchemar, se réveille dans un lit
propre. La flamme a déjà disparu, il y a à sa place, au
centre de l'autel, un minuscule buisson-ardent. Et dans ce buisson-ardent un
nourrisson écarte les branches et montre son visage, il sourit, il
cligne des yeux, il arrondit les lèvres.
Sur les marches le jeune homme se dresse
lentement, il fait quelques pas titubants, il s'approche… Il
écarte les bras, il babille… Quand il se retourne pour montrer sa
joie, derrière lui se bousculent déjà les hétaïres
du temple, blanches et pures, nues, elles poussent des cris enchantés,
elles tiennent leurs seins dans leurs mains, les tendent vers le
Nouveau-né.