Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Radio
Cela faisait trois
jours que la mer était déchaînée. Le naufragé
cessa de ramer, il se débarrassa du bout de ferraille que sa main avait
arraché au bastingage du paquebot quand il était tombé
à la mer.
Il
jeta le bout de ferraille, il ne servait à rien, et il se régla
sur Paris, une transmission de l'Opéra-Comique, longueur d'onde
323 m.
Il
faut dire qu'en dehors de cette planche sur laquelle il avait grimpé
lorsque l'écume enragée avait englouti jusqu'au dernier
mât, il lui restait quelque chose d'autre : une radio avec son
antenne. Dieu seul sait comment cela s'était fait. Elle flottait
là, dans sa boîte étanche, au milieu de ruines qu'il avait
tenté désespérément de récupérer
durant les premières heures. Une boîte de biscottes nageait aussi
à proximité et, à vrai dire, il aurait
préféré repêcher celle-là plutôt que la
radio. Malheureusement une vague déferlante avait emporté les
biscottes sans qu'il puisse les atteindre, tandis que la vague suivante avait
carrément déposé cet appareil sur sa planche. Et pendant
que, à demi étouffé, il s'était efforcé de
chevaucher sa planche de salut en tenant l'équilibre, brusquement avait retenti
près de lui la voix d'airain du ténor Jadlowker[1].
Il chantait un air émouvant de La Tosca, quelque chose comme "Je
dois mourir, pourtant j'ai tant envie de vivre, lalala,
etc…" Le naufragé s'était retourné avec
ahurissement, puis il avait acquiescé de la tête avec
intelligence : bien sûr c'était réglé sur
Prague et il se rappelait bien, il l'avait lu le matin même, Jadlowker devait chanter à Prague.
Au
début la chose l'embarrassa plutôt. Il faisait terriblement froid, des morceaux s'étaient détachés
de l'iceberg qui avait brisé le paquebot, ils s'étaient
éparpillés et refroidissaient l'eau. Le vent aussi avait
tourné et l'emportait en arrière. Il n'avait pas la moindre
idée de l'endroit où il pouvait se trouver, sinon quelque part au
milieu de l'océan et qu'il n'y avait aucun espoir. De sa chemise il
avait fabriqué un drapeau, mais après il y avait renoncé
et il l'avait plutôt attachée à la planche. Un requin fila
près de lui, tourné sur le dos et faisant claquer ses dents, mais
il prit peur et s'éloigna. Le professeur Reinhardt[2]
tenait une conférence à Dresde sur l'esthétique de la mise
en scène moderne et les amplis fonctionnaient correctement. Le requin
déguerpit, il ne le revit plus. À ce moment il se tourna vers la
brave radio avec un large sourire, il lui tapota l'épaule et dès
cet instant ils s'entendirent à merveille.
Surtout
maintenant qu'il avait même jeté le bout de ferraille, source
d'efforts superflus, et qu'ils restaient en tête à tête, la
radio et lui.
Elle
s'avéra être plutôt bonne compagne, en tout cas pas un
partenaire ennuyeux. C'est un jazz-band new-yorkais qui le réveilla de
son sommeil gelé du matin par ses accords vigoureux, ça lui
apprit en même temps qu'il était parfaitement inutile de se bercer
d'illusions. En Amérique c'était le soir, à Berlin le
petit matin, il ne pouvait pas y avoir de terre à proximité. Par
conséquent il pouvait s'adonner à la jouissance imperturbable et
sereine de l'art.
Il
profita de la matinée pour prendre une leçon d'espagnol avec un
excellent linguiste de Barcelone qui à cette heure dispensait des cours
de langues radiophoniques. Puis il écouta avec intérêt le
bulletin de la Bourse de Londres, il fit la comparaison avec la situation de celle
de Berlin qui suivit une demi-heure plus tard. Après le déjeuner
c'est Oncle Oscar qui raconta de Budapest l'histoire du sage petit
Aladár et du vilain Alajos. Vers les quinze
heures ce fut un roi parisien de la restauration et de l'hôtellerie qui
fit lecture d'un chapitre de ses mémoires à propos du royaume de la
haute gastronomie : il divulgua des recettes, dévoila ses brevets
de hors-d'œuvre et de pâtés. Puis de Milan, de la musique de
danse.
De
Moscou une conférence de propagande sur les avantages de la production
socialiste attira particulièrement son attention. Il constata que Moissi[3]
récitait toujours aussi bien le Roi des Aulnes, faisant bien ressortir
les détails horrifiants, Mistinguett par contre, était
décidément sur son déclin. C'est avec un rire triste qu'il
prit acte du fait que Bernard Shaw ne se proposait plus d’écrire
des pièces radiophoniques, mais le carillon de Weimar rendait toujours
aussi bien, ainsi que le gazouillis des oiseaux sur les champs d'Epsom. Il
calcula que selon toute probabilité Dear devait
absolument gagner le grand prix d'Auteuil, et que selon ceux qui font
autorité en Europe le port de la queue-de-pie exigeait cette
année le nœud papillon. Il ne put pas être
complètement d'accord avec le projet de compromis de Briand, il reconnut
en revanche volontiers que les prévisions de Lloyd George à
propos de la conférence internationale s'avéraient justes
quasiment à cent pour cent. Quant à la coiffure à la
garçonne il partagea l'opinion de Romain Rolland, mais les spiritistes
le laissèrent froid ; derrière l'affirmation de Bicsérdy[4]
qui à l'instar du Mazdazdan[5]
clamait partout dans le monde que seule une âme solitaire
libérée des misérables plaisirs de la chair peut
connaître le vrai bonheur en lévitant solitairement sur
l'Océan de l'Amour, il soupçonna quelque exagération.
Durant
les minutes qui précédèrent son passage paisible et
silencieux dans l'au-delà il eut encore droit à une
dernière grande joie personnelle. La radio de Vienne annonça une
chanteuse nommée Nusi Kutykai
comme numéro suivant : c'est lui qui avait assuré la
formation de cette personne juste avant de prendre le bateau. Elle chanta
quelques couplets à la radio et le naufragé put constater avec
délice que sa générosité n'avait pas
été vaine. Mademoiselle Kutykai se
révéla posséder un gentil filet de voix et un humour
ravageur, il paraissait très vraisemblable que sa chanson qui
commençait par "Ô, Mademoiselle"
ferait une belle carrière sur les meilleures scènes parisiennes.
Il
sourit et rendit l'âme. La radio transmettait justement la
conférence d'un professeur de Rome sur les progrès victorieux de
la science qui bouleversera le monde.
[1] Hermann Jadlowker
(1877-1953). Un des plus grand ténors de
l’époque, d’origine lituanienne.
[2] Max Reinhardt (1873-1943.
Metteur en scène de théâtre autrichien.
[3] Alexander Moissi
(1879-1935). Grand acteur autrichien d'origine albanaise.
[4] Béla Bicsérdy
(1872-1951). Adepte de la médecine naturelle, fondateur du végétarianisme.
[5] Culte syncrétique mêlant christianisme et zoroastrisme fondé par Otoman Zar-Adusht Ha'nish.