Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Philosophie
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Bon - dit Monsieur Qui-sait-tout en promenant
son regard sur le monde. - Une chose est certaine, c'est que
celui-là est terriblement malheureux, miséreux,
misérable : la plupart des hommes sont affamés,
désespérés, ratés et geignards. Celui qui ignore
son malheur et ce qu'il a perdu est relativement chanceux, car s'il ne
l'ignorait pas, il se tirerait aussitôt une balle dans
Monsieur
Qui-sait-tout sourit intelligemment en lui-même, il hausse les
épaules. Bien sûr, ce sont des imbéciles. Ils ne savent pas
que la poudre doit être conservée au sec, il faut y veiller, il
convient d'attendre qu'une proie sûre
s'offre à l'assiette, puis bien l'observer avant de se lancer. C'est
infiniment simple ! Il suffit de décider de faire toujours
exclusivement ce qui correspond à mon intérêt, mon objectif
et mon bien, ce qui sert mes aspirations. Tout imbécile qui a fait chou
blanc se plaint de dangers, de tragédies fatales, de coups
imprévisibles du sort. Fadaises ! Pour chacun d'eux, si je revisite
leur existence, je suis en mesure de démontrer qu'ils auraient pu
prévoir, qu'il aurait parfaitement pu éviter son malheur. Parce
que le péril crie, hurle, alarme le bonhomme, le péril a une
couleur criarde comme une fleur empoisonnée, il a une puanteur
pénétrante comme un cadavre en décomposition, pour le remarquer
il suffit de garder les yeux, les oreilles, les narines ouvertes. Et
voilà tout.
Et
c'est tout. N'est-ce pas que c'est simple ? Maintenant par exemple je
marche dans cette belle allée ombragée. Au bout de l'allée
il y a un beau kiosque, j'y vais et j'y mange un en-cas. Il y a ici une rue
latérale, n'est-ce pas qu'elle est moche et sale, elle est probablement
habitée par des voleurs et des escrocs, maladies, infections nuisances.
N'est-il pas de toute évidence que c'est par là que je dois avancer, vers le kiosque, et qu'à
aucun prix je ne dois tourner dans cette rue latérale ?
Au
coin de la rue il s'arrête, il rit. N'est-ce pas que c'est
évident ? Je peux librement choisir entre le bien et le mal. Je
choisis donc le bien.
Il
part en souriant. Il fait deux pas puis s'arrête, il poursuit sa
méditation.
Le
choix est effectivement libre, c'est bien là le hic. Celui qui ne le
croit pas est faible, celui qui le croit est fort. Moi je le crois, je suis
donc fort. Seulement une question reste en suspens : je choisis librement
parce que je suis fort, ou bien je suis fort car je choisis librement ?
Est-ce que ce n'est pas ma faiblesse qui me fait choisir le meilleur ou le
pire…? Mais cela ne change rien. On dit que le bonheur peut loger dans
une masure tandis qu'il peut se trouver à l'étroit dans un grand
palais. En effet le bonheur se fiche de l'endroit où il se trouve, parce
que si j'aspire au bonheur c'est pour me sentir fort, moi qui dispose de la
liberté de choisir. En réalité je pourrais très
bien entrer dans cette rue-là si je le voulais, mais le fait est
justement que je ne le veux pas. Si je ne savais pas à coup sûr
que je pourrais y entrer si je voulais, alors maintenant, bien sûr, je me
sentirais mal dans ma peau, un peu comme un prisonnier. J'ai été
enfermé dans un jardin lumineux, dans un éden… Peu importe,
je suis enfermé et c'est insupportable. Puisque je viens seulement de
constater que l'unique possibilité de trouver le bonheur c'est le libre
choix, en un mot la liberté, sans quoi j'aurais une aussi triste fin que
les autres qui n'ont pas pu résister à la séduction
perverse que le danger exerce pour nous attirer. Oui mais, bon, moi je suis
sûr que si je voulais, je pourrais entrer dans cette rue-là…
Il
poursuit sa marche, puis il s'arrête.
- C'est-à-dire…
En suis-je si sûr ?… Mais alors…
Il
hausse les épaules et reprend sa marche.
- Ridicule !
Cela ne mérite même pas qu'on y pense. Un homme intelligent ne se
casse pas la tête pour des balivernes. Moi je veux casser la
croûte, j'avance donc tranquillement vers le kiosque. Une, deux, en
avant !
Il
bifurque et à pas fermes et droits il emprunte la rue latérale
sale et obscure où cinq minutes plus tard quelqu'un l'assomme.