Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Nature
L'artiste
s'immobilisa au bord du rocher, face à la cascade grondante. Au loin
l'orée des forêts de sapins obscures pâlissait là
où commence le glacier, l'alpage rougeoyait dans le sang du soleil
plongeant. Au-dessus du sommet s'implanta obliquement l'étoile du soir.
Et
l'artiste écarta les bras, embrassant le monde contre son cœur. Il
parla ainsi :
- ô forêt
érigée vers le ciel, ô ciel enveloppant la forêt, je
vous ai apporté la douleur, je vous la découvre,
étreignez-la, guérissez-la, bercez-la ; recueillez-moi en
votre sein, dévoilez-moi votre beauté ! Je viens de la
cité des hommes, mon cœur en est rassasié, c'est à
toi qu'aspire mon âme, ô Beauté, Pureté,
Vigueur ! Car j'ai été traîné dans le sang et
dans la boue par la plèbe ; car la multitude humaine, esclave
haletante du corps et du plaisir, du pouvoir et de la violence, m'est devenue
insupportable. Elle danse sa danse macabre autour de la statue de Mammon qui anéantit
celui qui n'y danse pas. Nul besoin non plus en moi du faux ami et de la
gourgandine de Babylone, nul besoin des tours tarabiscotées de Babylone,
du baiser pantelant de l'amour impudique. Je suis venu à toi, revenu
à toi, encore à toi, à toi en premier, à toi en
dernier, vallée des mystères, cime altière, douce cloche
du firmament sans limites, astre engageant sur la voûte
céleste ! Ô Nature, Source de la Beauté, baume
à mon cœur, terre nourricière ! Berce ton fils
égaré, égaie-le, remplis à plein bord la coupe de
son âme du breuvage de ta beauté pudique !
Seulement
toi, toi, monticule vert-de-gris phosphorescent de brumes bleues, ta douce
respiration m'évoque le sein maternel palpitant sur lequel je peux
reposer ma tête, seulement toi, cascade furieusement grondante, fier
sommet enneigé, vergogne rouge du soleil lointain, incandescence
apaisée de la planète reculée, vous, seulement vous
comprenez mon âme, ensemble et séparément, c'est vous qui
exprimez ce que je ressens !… Je ne vous abandonnerai
jamais, pour mes yeux et mon cœur, vous êtes plus beaux que la plus
belle femme du monde !… Enfin est arrivé l'instant
suprême, l'instant de l'inspiration divine auquel je T'ai aperçue,
ô suprême nature, quand tu as délacé ton linceul
virginal afin que je voie, tu m'as donné voix et parole et pinceau pour
que j'entonne ta louange, en reconnaissance de m'avoir réconcilié
avec moi-même ! Je profère la voix, je trempe le pinceau dans
un calice mille fois irisé, je cherche les paroles pour que tu trouves
son et couleur et parole et que tu puisses à travers moi te
révéler aux imbéciles, bien qu'ils ne soient toujours pas
capables de te comprendre et qu'ils te renient ! Que ma voix soit ta
cascade, que mon orgueil soit ton sommet enneigé que le flot de mon
amour soit ton firmament, que l'éternel miracle de mon âme soit
ton étoile ! Réponds-moi forêt, réponds-moi
cime divine, réponds cascade assourdissante, réponds soleil
plongeant, réponds verte étoile étincelante !
Réponds, révèle-moi le secret, dévoile-moi le verbe
rédempteur qui fait éclater le sens de ta beauté !
Mon cœur est empli de ta beauté, rédime-moi, qu'il me soit
permis
L'artiste
défaillit et se répandit au sol, le visage en avant,
anhélant. Et il attendit.
Et
mortel fut le silence.
Mortel
fut le silence autour de lui… Et il tenta de flairer des bruits dans ce
silence.
Et
parla la montagne et héla la cascade :
- D'où ? Pour
où ?
Et
la cascade répondit :
- De
la profondeur vers les hauteurs, de la hauteur derechef aux profondeurs. Dans
la grotte de cristal je fus le feu, ici je suis l'eau ; demain je
franchirai la frontière, je serai le bleu du ciel ; puis la lueur
magnétique. Je me sublime, je me dilate… Vers là-bas !…
Et
le soleil plongeant dit aux étoiles lointaines :
- Tourne
cent milliards de fois, danse… Je viens vers toi, pour m'unir à
toi.
Et
l'étoile répondit :
- Hâte-toi !
Et
dit la forêt à la montagne :
- Nous
aussi, nous y allons, nous allons avec lui, n'est-ce pas ?
Et
le brin d'herbe dit à la forêt :
- Je
viens aussi avec vous… Je me hérisserais bien mais quelque chose
m'a piétiné de son pied imbécile…
Et
la cime acquiesça :
- Je
vois… là-bas sur le bord du rocher… cette prurigineuse
poussière… elle a roulé par ici… Ne crains rien, elle
finira bien par ramper ailleurs. En bas, au-delà de la vallée,
ordinairement elles gesticulent et pullulent entassées, là
où la terre frissonne de froid. J'avertirai le Feu, sous mes pieds, d'y
lancer quelques rayons pour que cela passe.
Ainsi
tonnèrent et claironnèrent le ciel et la terre et le firmament
étoilé. Mais autour de l'homme tout était silence car
l'oreille de l'homme n'entend que le parler de l'intérieur.