Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Éden
Dans
la chaleur étouffante la feuille lancéolée de la
fougère se retournait et pointait face à la terre. Aussi loin que
portait la vue, sous les herbes calcinées le natrum exhibait
inexorablement sa blanche nudité.
Déjà la troisième pleine lune et
toujours aucun espoir, même les chacals évitaient cet endroit en
ce moment. Depuis maints jours, près de la rivière, la charogne
étalée du dragon péri d'inanition empuantissait le rivage,
sa tête pendouillait dans l'eau, ses ailes s'étalaient en nappe,
sa longue queue s'enroulait autour d'un météorite noir.
Adam rampait prudemment vers l'aval le long de la ravine
excavée dans le rocher. À chaque glissade il gémissait
douloureusement, son bras écorché le faisait encore souffrir, ses
poils englués de sang se prenaient dans les racines proéminentes.
Il s'arrêta, regarda alentour de ses yeux jaunes
endoloris… Des débris de prêles à moitié
broyées perçaient dans sa barbe hirsute et enchevêtrée.
Le matin il s'était résigné à y goûter mais
elles n’avaient ni odeur ni saveur, il y avait vite renoncé. Il
n'osait plus toucher à lui-même avec ses dents, il gardait un souvenir
trop cuisant de la douleur aiguë, elle l'avait presque fait choir de l'arbre
le jour où il avait goulûment mordu dans son bras, pourtant le
sang était savoureux, chaud, salé et piquant.
Depuis que la double Clarté dont la brillance lui
avait fait prendre conscience de son existence avait disparu du ciel il avait
perdu toute sérénité. Pourtant c'était bien lui qui
avait voulu sa disparition, il avait fermé les yeux, il s'était
obstiné. S'il avait su se tenir tranquille, elle aurait pu encore
flotter là entre ciel et terre, sur la branche offerte du dattier.
Quelle mouche l'avait piqué pour se sentir obligé de se lancer
sur cet arbre voisin dont le fruit inconnu l'avait envoûté ?
C'est depuis qu'il ressentait cette tension insupportable, cette redoutable
idée fixe de chaque parcelle de son corps, de saisir, de broyer quelque
chose, de le fourrer en lui-même, d'ouvrir largement cet orifice
béant de sa tête et de le farcir de n'importe quoi, ou au moins
arracher quelque chose de ses entrailles, de la poitrine ou du flanc.
Oui, il en était ainsi, et une fois de plus
c'était cette chose torturante qui le poussait à abandonner le
sommet paisible de la montagne et dévaler la ravine. Trouver quelque
chose qu'il attraperait avec sa bouche béante, il claquerait les
tenailles de ces petits os durs, tranchants qui se trouvaient dans sa bouche,
il le déchiquetterait et l'enfoncerait dans ses entrailles pendant que
sur les deux côtés dégoulinerait cette rougeur (il savait
déjà qu'à l'intérieur des vivants qui bougent se
trouve un liquide rouge et chaud). Il avait un vague souvenir de la
première fois que cette pulsion l'avait saisi. Il avait vu quand,
agité de crampes convulsives, le corps rayé du guépard
avait disparu dans la gorge du dragon.
À l'évocation de cette scène les
mâchoires d’Adam se mirent à trembler, il ouvrit la bouche,
il avala sa salive et haleta.
Sous l'arbuste épineux à quelques pas de lui,
là se pelotonnait Ève.
Elle se pelotonnait au même endroit déjà
quand Adam avait sauté sur le grenadier. Alors elle, interdite, avait
déguerpi pour aller se terrer. Elle y était parvenue la
première, elle n’avait pas hésité à arracher
le fruit mais n’avait pas eu le courage de défendre sa proie. Une
chose était certaine, elle savait l'existence d’Adam avant
d'être aperçue par lui. Elle savait son existence, elle se le
rappelait, elle aussi avait bien suivi la lutte monstrueuse et sublime entre le
dragon et le guépard, et dans son imagination elle avait
désormais fermement associé à Adam le désir
torturant qu'elle en gardait et qui pour la première fois l'avait poussée
à cueillir le fruit rond du grenadier.
À l'instant ils se trouvèrent face à
face, Adam à l'extrémité de la ravine rocheuse, Ève
recroquevillée sous l'arbuste.
Cette fois encore ce fut Ève qui le vit la
première.
Elle s'efforçait de mieux se dissimuler en se
trémoussant à reculons, mais sans jamais quitter du regard celui
qui s'approchait. Elle aussi
haletait et ouvrait des lèvres tremblantes, plus prudemment que l'autre,
elle connaissait son propre visage, elle l'avait vu dans la rivière.
C'est au craquement des brindilles qu’Adam dressa
l'oreille. Il resta coi en apercevant un être semblable à lui,
puis il fut comme foudroyé par la connaissance de la possibilité
de l'accomplissement. Il fit un pas en arrière ; le tout ne dura qu'un
battement de cœur.
Un battement de cœur.
Ensuite, au battement de cœur suivant, exactement au
même instant, ils sautèrent l'un sur l'autre, aveuglés, les
yeux embrumés par le sang, l’un vers l’autre en même
temps… Leurs lèvres étaient grandes ouvertes, dans leur
bouche grande ouverte des rangées de dents se préparaient
à s'entrechoquer… À se mordre, à déchiqueter,
à engloutir…
Et ce fut ainsi que les deux bouches se collèrent
ensemble et ainsi naquit le Premier Baiser, et vint le soir et vint le matin,
celui du huitième jour.