Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
L'infirme
À
sa naissance on n'était pas très
assuré qu'il parviendrait à grandir. Sa mère, quand elle
le vit, cacha sa tête épouvantée dans l'oreiller de sable,
elle ne voulait pas savoir. Il fut emporté par des parents
compatissants, c'est là qu'il grandit on ne sait comment, à
l'orée de la palmeraie, un peu à la grâce de dieu. Les
étrangers compatissants, s'ils ne le comblaient pas de petits soins, lui
laissaient un petit quelque chose à l'extrémité de la
branche dénudée ; la source lui servait à boire, la
brousse desséchée de quoi paître.
Il apprit vite qu'il devait
rester modeste et silencieux. Dans son jeune âge son sang
s’échauffait tout autant que celui de ses petits camarades…
pour la chamaillerie, la bagarre et les coups de pied parmi les ados se
chauffant le ventre au soleil. Folichonner en rigolant, blatérer en
distribuant des chiquenaudes dans le flanc des génisses qui courent en
sautillant, jouer à cache-cache sur un rythme ondulant entre les jambes
des vieux déambulant dignement. Faire peur aux girafeaux. Mais dès
les premiers jours de la vie sociale, étonné et pensif, il dut se
rendre à l'évidence qu'en lui quelque chose clochait gravement.
On l'accueillait avec des hennissements, les enfants le désignaient du
museau, le pourchassaient, le lapidaient, ne voulaient pas jouer avec lui.
C'est d'un adolescent barbichu
qu'il entendit le mot pour la première fois :
- Tiens, regardez
l'infirme !
Il le toisa avec
étonnement. Sur le dos de l'adolescent se dressaient avec orgueil et
fierté deux énormes et imposantes proéminences
graisseuses. Au début il se rendait mal compte que chaque fois qu'une de
ces tubérosités effleurait son corps il était pris d'un
sentiment étrange, proche de l'écœurement. Et que ceux de
ses camarades qui n'en avaient qu'une seule sur le dos, il les supportait
relativement mieux.
Un jour à midi, les rayons
du soleil dardaient verticalement, il se vit par hasard dans le puits. Il
comprit alors ce qui ne tournait pas rond. Évidemment. Lui, il avait le
dos plat. Plat et droit comme celui des antilopes. Il n'y avait même pas
ce penchement qui au moins rendait les girafes si sympathiques aux yeux de sa
parenté.
Il commença à en
avoir honte.
Il pensait que ces deux
tubérosités, même s'il n'en ressentait aucune
nécessité, finiraient bien par pousser sur son dos à lui
également et on ne le raillerait plus pour cette absence.
Mais il attendit en vain. Lorsque
ses congénères commencèrent à courir les filles, il
dut comprendre qu'il allait rester seul. Les femmes ne voulaient pas de lui. De
deux d'entre elles il avait gauchement et pudiquement essayé de
s'approcher. L'une lui dit en toute franchise qu'il la dégoûtait,
l'autre reconnut simplement qu'elle personnellement ne serait pas
dérangée par cette disgrâce inhabituelle et de bon
cœur lui pardonnerait le dos droit considérant la droiture de son
âme, mais elle aurait honte devant ses amies courtisées par des
spécimens superbes, de n'avoir trouvé, elle, qu'un type comme
ça.
C'est au printemps de cette
année que les bipèdes traversèrent la rivière, et
en vue du recrutement proche toute la jeunesse s'enfiévrait. Les vieux
(il y en avait parmi eux qui avaient déjà vécu les
caravanes et étaient revenus sains et saufs après qu'un simoun ou
une horde de brigands du Bengale eurent détruit et dispersé le
troupeau) enflammaient maintenant la jeunesse avec leurs souvenirs
enthousiasmants.
Lui aussi, conduit par un
désir tremblant de connaître la vie, s'était glissé
auprès des autres au conseil de révision où ils
s'étaient réunis pour aller rejoindre les bipèdes ;
en son cœur miroitait l'image de routes d'aventures, le mirage illusoire
de déserts de sables infinis l'attirait. Mais la brutale
réalité déchira amèrement ses rêves
insensés.
- Va-t’en, mon fils,
dit le vieux Guide avec bienveillance, ignores-tu que tu es un infirme ?
On ne pourrait pas même fixer sur ton dos un
porte malles.
Un ricanement retentit dans son
dos. Il s'écarta honteusement, pour la première fois il se sentit
malheureux. Les bipèdes arrivèrent, l'armée défila
devant lui avec son fourniment bigarré. Sur le dos de chacun un Dieu
bipède en tunique bariolée. La poussière les talonnait, le
lointain les engloutit.
Il resta seul en la compagnie de
quelques vieillards cacochymes. Ceux-ci n'auraient peut-être pas
refusé de nouer conversation avec lui mais il n'avait pas le cœur
à ça, il se sentait jeune, il avait d'autres ambitions, d'autres
prétentions. Il erra donc en solitaire sur le bord de la rivière,
suffocant, méditant, guettant l'horizon.
Un jour ses pieds clopinant
soulevèrent dans le sable les feuilles d'un livre à demi
décomposé. Il avait été perdu par des missionnaires
anglais. Il se pencha pour le ramasser et se mit à le déchiffrer.
Il y avait une parabole sur la
page, ça parlait d'un homme riche, et sa moralité était
qu'il est plus facile à un chameau de passer par le chas d'une aiguille
qu'à un riche de parvenir au royaume de Dieu.
Ce fut comme si on l'avait
frappé au cœur. Il se dit :
- Alors ce serait facile
à moi qui n'ai pas de bosses sur le dos !
Poursuivant sa méditation
quelque chose fondit en lui. Il comprit qu'il était un élu parmi
ses camarades, un élu dont la souffrance, le malheur et la vie
bafouée sont un sacrifice et un privilège qui le rendent plus et
meilleur que les autres. Il clama en direction du désert :
- Que je sois donc un
infirme pour vous, fiers et orgueilleux bossus, mon âme est plus bossue
que la vôtre !
Et Anastase, le chameau sans
bosse, décida de professer désormais une activité
intellectuelle.