Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Idylle[1]

Le soleil s'apprête à se coucher. Sa lumière rubescente scintille sur le miroir du lac. La bouche de la cheminée projette perpendiculairement de minces lamelles de fumée sinueuse dans l'air immobile.

Paisible soirée villageoise.

Au loin aboiements de chiens, un troupeau de moutons rentre en bêlant, au clocher retentit l'angélus.

Le petit Béluska se blottit confortablement, juché sur la cheminée de leur jolie petite maison de vacances, il cligne paresseusement des yeux vers le disque du soleil couchant. Il relève la tête d'un coup : maman vient d'arriver avec le dîner.

Ella, jeune fraîche et légère comme une jeune fille, les cygnes pourraient envier son long cou élancé. Elle volette vers le nid familial : elle tend immédiatement la savoureuse becquée à son petit. Béluska essaye de l'attraper. Maman le taquine un peu, elle la retire, le petit bec jaune cancane et claquette, puis hop ! La grenouille disparaît !

- Alors, mon petit garçon s'est bien amusé ?

Le petit pleurniche, accroupi entre les pattes de sa mère.

Béluska s'est ennuyé. Des petits chiens couraient au sol, en bas, il aurait préféré jouer avec eux.

- Cela n'est pas permis, Béluska, tu sais que papa l'a interdit. Les petits chiens sont sauvages, ils houspillent les petits Béluska. C'est permis seulement quand papa est là, il les chasse s'ils sont méchants.

- Des petits hommes aussi couraient. Est-ce qu'il est permis de jouer avec eux ?

- Cela n'est pas permis car ils marchent sur les pieds de Béluska. Béluska ne sait pas encore s'y prendre avec les petits animaux. Papa lui apportera des hirondelles, des oiseaux, avec eux il pourra jouer, mais sans mordre dedans !

Béluska écoute béatement en clignant les paupières.

- Quand est-ce que papa va rentrer ?

Maman scrute l'horizon.

- Le voici qui arrive !

L'air tourbillonne, le vent se lève. L'instant suivant papa entre. Un baiser rapide, il étreint maman tendrement, puis il s'installe sur une patte : ceci signifie qu'il ne quittera plus le domicile.

Après dîner ils sont tous les trois silencieux, ils s'apprêtent à dormir. Derrière le drap jaune du ciel la lumière s'éteint lentement, elle vire au vert clair, puis au bleu foncé. Les étoiles apparaissent d'un coup. Le chef d'orchestre des grillons a levé sa baguette invisible, l'orchestre entame piano, pianissimo, staccato. On dirait que les étoiles stridulent aussi.

Grillon et étoile… la grande symphonie de la nature.

La douce clochette du silence recouvre le nid. Ils s'entendent respirer les uns les autres. Ils guettent la palpitation des cœurs aimés.

Papa est debout sèchement et fermement sur la patte droite, les sourcils froncés, il médite peut-être sur les soucis du jour et sur les combats prévisibles du lendemain. Devant ses yeux s’étend la roselière infinie, il se fait attentif aux croassements plaintifs. Madame Ella, maman, se blottit contre son flanc protecteur, elle le regarde, elle est fière de lui, tout son être fond, frissonne, palpite, halète doucement dans son total abandon.

Béluska cille, il dort déjà presque, méditatif, admiratif, il baille paresseusement aux étoiles. Qu'est-ce que ça peut bien être ? Peut-être des petites chandelles, comme l'a raconté la vieille madame Dódi, des chandelles qu'allument de petits anges en l'honneur de petits dieux ; des petits anges qui à la place des ailes ont des bras sur les épaules ? Que signifie tout cet univers infini ? Et ce nid ? Et que signifie, lui,, Béluska qui voit tout cela ?

- Maman !…

La voix est affolée, inquiète.

- Qu'y a-t-il, Béluska, tu ne dors pas ?

- Dis, maman, comment naissent les petits enfants ?

Maman rougit jusqu'à la pointe de son bec, puis elle claquette doucement. Elle se blottit contre papa, elle lève un regard pudique jusqu'aux yeux de son compagnon cigogne fort et bon.

- Petit bêta, tu ne le sais pas ? C'est l'homme qui les apporte… Un monsieur…

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil "La ballade des hommes muets"