Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Boussole
L'eau de l'Euphrate écumait
et bouillonnait sous le feu cruel du soleil, des reptiles bariolés
haletaient dans la vase, l'éventail des fougères s'ouvrit. Mal
réveillé, l'Homme sursauta au pied d'un dattier et regarda autour
de lui en se frottant les yeux.
- Les
dattes étaient bonnes et l'eau de la source rafraîchissante. Mais
que vais-je faire maintenant jusqu'à ce que le soleil se recouche ?
J'ai des yeux pour voir loin, j'ai des jambes pour marcher - mais pour aller
où ? La terre est ronde et des chemins sinueux conduisent dans
mille directions. Le matin a été bon, et l'hôte qui m'a
reçu paraît généreux, il fait seulement preuve de
trop de tact : il parle par énigmes, il disparaît et me rend
impossible de lui exprimer ma gratitude, et il ne dit pas après ce bon
déjeuner où il sera possible de dîner encore mieux.
Il
s'étira et fureta du regard le feuillage du dattier.
- Hé,
toi, hôte généreux, on a assez de dattes pour le moment.
Ton foyer est beau, ton mobilier est raffiné, et le chauffage central
fonctionne à merveille là-haut. N'empêche que ça
t'appartient à toi et non à moi, je ne m'y reconnais pas, et la
halle la plus gigantesque devient aussi prison si on ne sait pas où est
L'Homme
se mit à rire, et tomba alors du feuillage un petit morceau de fer gris
et rouillé, un éclat long et mince, plus pointu à un bout.
Il le prit et l'examina : il n'y trouva rien de particulier.
- Eh
bien, c'est un petit dieu bien maigrichon, pas vraiment terrifiant. Mais il
fera toujours l'affaire pour piquer les dattes. D'une telle idole il n'y a pas
grand-chose à craindre, je la fais tourner en bourrique s'il le faut.
Et
sur son index dressé il fit tourner l'éclat de fer. Il
découvrit avec étonnement que le petit objet insignifiant une
fois lancé ne restait pas dans la position qu'il lui donnait au hasard comme
toute autre matière inerte à laquelle il avait touché
auparavant. Au contraire, têtu, il se remettait obstinément dans
une certaine position, désignant de son bout pointu une et même
direction précise, à la manière de l'avertissement d'un
index dressé.
- Tiens,
dit l'Homme étonné, ce petit bout de fer malin veut quelque
chose. Je n'ai jamais vu cela chez ses frères plus nobles, l'or et
l'argent. Ceux-ci, je les maîtrise, tandis que celui-là, on dirait
qu'il veut me diriger ! Voyons donc s'il sait mieux que moi la direction
que je dois prendre, celle qui me convient.
Et
il partit dans le sens indiqué par l'éclat de fer mouvant. Son
chemin lui fit traverser des paysages brûlants. De temps à autre
l'Homme s'asseyait pour se reposer. Des roses souriantes lui offrirent une
table dressée, la forêt le héla, la grotte lui ouvrit sa
caverne pour l'héberger pendant la nuit et ne pas l'abandonner à
l'incertain. Le faon élancé et la femme brune aux yeux brillants
apparurent nus sous le palmier, de ses dents de porcelaine elle lui proposa un
baiser et un enfant, un enfant qui, s'il restait ici, pourrait puiser à
pleines mains dans les fruits et
Mais
le jour se fit plus frais et le paysage inhospitalier. Les palmiers avaient
disparu et le vent farouche lui fit siffler à l'oreille les ramures des
sapins. Une femme au visage méchant, enveloppée de fourrure,
sursauta, elle lui saisit le poignet et lui serina à l'oreille :
- Tu
restes ici, hein, tu dois abattre le fauve pour me permettre de vêtir sa
fourrure car j'ai froid, et si j'ai froid je ne donne guère de baisers,
tu entends ?
Et
l'Homme abattit le fauve, construisit une maison et la femme lui donna son
baiser. Pourtant l'Homme repartit le matin, fatigué,
épuisé, parce que l'éclat de fer n'obéissait
toujours pas.
Et
les sapins sifflants étaient loin derrière et le vent aussi
s'était calmé. Toutefois au loin brilla une blancheur. Quand il
l'atteignit ses pieds s'enfoncèrent dans de la neige morte et sa route
était barrée par une barrière de glace sans rivage. Il
n'était plus possible de construire là, il n'y avait ni pour qui
ni pour quoi. Au bord de l'horizon le disque rouge du soleil s'engloutit et ne
se leva plus. Il faisait noir et froid mais l'Éclat désignait
toujours le devant. La main figée il le tâta encore une fois, le
battement frissonnant de son cœur avait des ratés, sa conscience
s'obscurcit et c'est à peine s'il se souvint encore du palmier du
départ et de ses raisons de partir. Brusquement il ralentit, il
s'arrêta net : l'Éclat oscillant se mit à vaciller en
hésitant au bout de son index dressé, puis il inclina un bout
vers le bas et leva l'autre bout droit vers le ciel.
Lorsque,
fatigué, il ouvrit ses yeux appesantis pour une dernière fois,
dans le noir du firmament glacé il vit dans cette direction une Lueur
inconnue. Ce n'était ni la lumière du Soleil, ni celle de la
Lune, ni même celle des étoiles mais quelque chose de
différent. Elle prenait son origine de l'endroit où il se tenait
debout et elle traçait un arc rayonnant vers l'obscurité infinie
comme un pont qui conduit au dehors du monde de Dieu, de