Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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L'Étranger

 

Trois femmes rêvassaient sur la terrasse.

- Hé oui, le succès, dit Madame Lenke, le regard ombré perdu dans le lointain pendant que sa main raffinée cherchait distraitement son étui à cigarettes, ce sentiment ferme et sûr que nous plaisons, que nous suscitons le désir, sans effort, sans aucune intention, simplement par notre existence : oui, ceci peut être enivrant. Mais aussi ce n'est qu'un instant rare et éphémère !

Les deux autres femmes restèrent méditatives. Madame Böske regarda devant elle plongée dans une profonde réflexion et absorba une gorgée de l'alcool parfumé qui verdoyait devant elle dans un verre de cristal. Elle reposa son verre et dit d'une voix traînante :

- L'étranger…

Les deux autres levèrent sur elle un regard attentif.

- J'ignore même jusqu'à son nom, je l'appelle donc l'étranger. Il y a peut-être deux ans… Mais là non plus je ne suis pas sûre. Je l'ai déjà oublié, je n'y pense jamais, mais t'entendre parler m'a fait penser à lui. Je le revoyais pendant que tu parlais. Je te donnais raison, un tel instant, cela existe, et il n'y a que ça de vrai.

Le regard des deux femmes resta attentif. Madame Erzsi chuchota, excitée :

- Comment était-il ?

- Grand et maigre. Le visage osseux, plus très jeune. Les yeux enfoncés dans de profondes orbites et un regard singulier, attentif, exigeant et pourtant mélancolique et noir. J'étais justement de très mauvaise humeur ce jour-là.

Elle soupira et vida son verre.

- Je me morfondais toute seule à la maison. Je n'avais envie de rien, je me sentais vieille et désenchantée. Mon mari était en voyage, je l'attendais seulement pour la nuit pourtant il ne me manquait pas. C’était une soirée longue et sans charme qui m'attendait. Je n'avais pas envie non plus de passer vous voir. J'ai rangé du linge, puis je me suis avachie inactive sur le canapé, j'ai feuilleté un livre puis je l'ai jeté. Soudain on a sonné.

Böske soupira.

- La bonne a expliqué quelque chose dans l'entrée, dans le genre « Monsieur n'est pas à la maison, il vaudrait mieux repasser demain ». Mais l'autre ne l'a pas écoutée, des pas fermes se sont approchés de la porte, on a frappé. Je me suis redressée sur le canapé. Un étranger est entré. Il était manifestement étonné de ne voir que moi. Ça lui a coupé la parole une seconde, il proféra un bonjour gêné. Je lui ai demandé en quoi je pouvais lui être utile, mais pas de réponse. Ensuite il s'est mis à parler sans qu'on lui demande, d'une voix basse, chargée d'émotion.

- L'épouse de Monsieur K., je présume ? Oh, pardonnez-moi, j'ai besoin de parler à Monsieur K., une affaire très importante…

- La bonne ne vous a pas dit qu'il était absent ? - lui ai-je demandé avec étonnement. Mais l'étranger répète en me regardant :

- Une affaire de la plus haute importance. Excusez-moi, Madame, Monsieur K. est au courant…

Et il reste planté là, obstiné, pétrifié. Je me trouble, je désigne un fauteuil près de la table.

- Prenez peut-être place, dis-je pour dire quelque chose.

Il me regarde, puis il regarde la chaise. Ensuite il s'assoit. Mais son regard ne me quitte jamais, son regard décidé, fixe, sans ambiguïté droit dans les yeux.

Je rougis, je sens bien la force de ce regard effaré.

Je me mets vite à parler pour dissimuler mon trouble.

- Mon mari ne rentrera que cette nuit, mais vous voudrez peut-être me dire de quoi il s'agit… Je le lui transmettrai.

Je me lève d'un geste incertain. Il se lève également. Il ne répond pas, il me regarde les paupières fixes et contractées, son regard ne me quitte pas. Cette fois je comprends de façon sûre que ce que je dis ne l'intéresse aucunement. Mes paroles ne lui font aucun effet. Il regarde ma bouche comme envoûté depuis qu'il est entré dans la pièce. Je me détourne. Alors se produit une chose singulière. L'étranger s'approche de moi, il vient tout près. Je m'éloigne et je me rassois sur le canapé.

Et voilà l'étranger qui s'assoit près de moi. Mais ne vous méprenez pas : pas ombre d'agressivité dans son geste. Je me suis levée de nouveau, j'ai parlé à toute allure.

- Vous pourriez peut-être l'attendre… oh, je dis n'importe quoi puisqu'il ne rentre que la nuit.

Je me suis mise dans le fauteuil. Alors l'étranger s'est levé et m'a suivie. Et il s'est assis, tout près, contre moi, sur une autre chaise. Et il regardait, sans même dissimuler, bouche bée, avidement, extasié et oubliant tout… ma bouche. Je vous redis qu'il n'y avait là aucune ombre d'agressivité, désir brutal ou volonté de séduire. Cette impolitesse, cet emportement, ce geste simple, cette hébétude de me suivre comme un somnambule témoignaient d’une telle impuissance, une telle misérable maladresse, comme si la foudre avait frappé devant lui. Oui, c'était l'instant dont parlait Lenke. Je me suis sentie prise moi-même d'une hébétude enivrante. J'ai senti un instant ce que signifiait pour cet homme que j'étais une femme, que j'étais belle. J'ai senti, senti physiquement, les ondes électriques qui émanaient de mon corps et qui paralysaient sa volonté. Je l'ai vu dévier de sa route et entrer irrésistiblement sur une orbite autour de moi sous la magie du plaisir, des orbites de plus en plus rapprochées, toujours plus près, jusqu'à ce que ses forces l'abandonnent ; il allait bientôt tomber évanoui sur ce noyau du corps céleste dangereusement brûlant : ma bouche. Sentiment de gloire, délire, jubilation. Je tremblais, néanmoins j'étais calme. J’ai encore fait quelques tentatives : j'ai changé de chaise, je me suis rassise sur le canapé, tout en parlant calmement, continûment, sans me préoccuper de ce que ça pouvait donner, je n'attendais plus une réponse, je savais qu'il en était incapable. Il me suivait où que j'aille, il se serrait jusqu'à me toucher, tenu à cette courte laisse que moi, j’avais en main. Et il regardait, regardait, regardait encore ma bouche, il attendait, attendait, attendait… Deux yeux élargis, gigantesques… Comme deux comètes virevoltantes… Nébuleuses de l'ivresse du désir…

Madame Böske se tut et tendit la main vers son verre. Les deux auditrices d'abord affalées étaient maintenant bien assises, les reins droits, le visage avide.

- Et alors ? demanda Erzsi tout excitée.

Madame Böske avala son alcool d'un trait. Elle haussa les épaules.

- Tout d'un coup mon fils Gyuri a fait irruption avec les gamins du voisinage. Ils ont fait un grand boucan, ils ont chamboulé la maison. L'étranger a balbutié quelque chose comme « j'irai voir Monsieur K. à son bureau ». La nuit même, dans le noir, le cœur palpitant mais d'un ton neutre j'ai rapporté à mon mari qu'un monsieur voulait le voir. Mon mari l'a enfin reconnu grâce à la description que j'en ai donnée.

- Ah oui, Skurek ! Oui je sais, pour le bois. Je suis ravi qu'il ne m'ait pas trouvé à la maison. C'est un casse-pieds, ce pauvre homme, il est sourd comme un pot mais il ne veut pas l'avouer, il fourre tout le temps son nez dans la figure des gens pour lire les mots sur les lèvres, parce qu'en plus il est myope comme une taupe. Je lui écrirai que je réceptionnerai les deux wagons.

 

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