Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
AntiquitÉ
Posez
ça là s’il vous plaît.
Le jeune homme rougit,
gêné, il regarda autour de lui, il leva aussi sur moi un regard
gauche, il balbutia quelque chose et sortit du magasin. J'étais
étonné.
- Pourquoi avez-vous
été si froid avec lui ? L'autre jour, quand c'est son
père qui est passé pour la même pendule, vous avez
longtemps négocié avec lui et il l'aurait cédée
pour bien moins.
L'antiquaire haussa les
épaules.
- Le vieux Barabbas est un
gentleman, j'aime bien négocier avec lui. Ce gamin est mal
élevé.
- Mal
élevé ? Pourtant il était toute gentillesse, il vous
souriait comme à une demoiselle. Il vous a même flatté, il
a commencé par dire que vous aviez bonne mine et que vous aviez rajeuni.
- Ah oui ? Et bien
sûr, s'il est flatteur, pour vous c'est de la politesse.
Je me suis troublé.
- Ce n'est pas ce que je
voulais dire, que c'est vous flatter que… vous avez vraiment bonne
mine… On ne dirait pas que…
Il me lança un regard
ironique.
- Que j'ai
déjà cinquante-six ans, hein ? On m'en donnerait tout au
plus quarante-six, hein ?
- Même pas !
L'antiquaire rit jaune.
- Même
pas !… Éventuellement, avec un peu de chance, je fais encore
un peu moins… Et plus j'ai l'air jeune, plus c'est un compliment si l'on
me le fait savoir… plus je dois être reconnaissant… Donc le
plus grand compliment serait, et je devrais être le plus reconnaissant si
on me disait que j'ai l'air d'avoir seize ans… Si ce gamin me tapait
simplement sur l'épaule comme à un de ses semblables… Ou si
les dames de la Promenade me lançaient des œillades, si je leur
plaisais, ce qui signifierait qu’elles me traiteraient avec autant
d'insolence et aussi peu de respect qu'elles traitent les jeunes gens… Ce
serait le comble du bonheur, n'est-ce pas ?
- Je ne vous comprends pas,
balbutiai-je.
Il fit un geste
désabusé.
- Bien sûr que vous ne
me comprenez pas. Vous, femelles et mâles vivant en
société, courant après des aventures, s'habillant les uns
pour les autres, pensant les uns pour les autres, existant les uns pour les
autres, ne connaissant qu'un seul désir, unique, tourmenté et
convulsif : la jeunesse ! La jeunesse à tout prix, la jeunesse
par-dessus tout. Plus je suis jeune, plus je vaux à la grande foire de
l'amour. Plus longtemps j'arrive à berner mon client sur mon manque
d'expérience, sur mon
ignorance, moins je suis évolué et plus je suis sot, en un mot : moins je vaux, plus mon prix est
élevé. Avouez-le, au marché de l'amour c'est une drôle d'économie à l'envers, contre
nature qui a cours. Moi, je ne fais qu'exprimer avec un peu plus de raideur le
même principe du commerce que vous quand vous louangez la marchandise, en
disant : « comme elle est mignonne, innocente, naïve,
jeune ! »
J'étais abasourdi.
- Alors là vous y
allez un peu fort… Ne pensez-vous pas que vous vous révoltez
contre Dieu et des lois éternelles quand vous blasphémez contre
le culte de l'amour, de la beauté, de la vie ?
Il redressa la tête,
rougit.
- Qui blasphème contre le
culte de la vie et de la beauté ? Tout est justement
là ! Vous, misérables animaux en rut qui n'avez
qu'une idée en tête, un seul désir, que vous croyez
être votre désir, votre volonté, or il n'est que pitoyable
contrainte… Vous confondez l'amour avec la vie et la jeunesse avec la
beauté ! Je ne nie pas que la jeunesse ait sa beauté, une
beauté singulière, imparfaite, il est vrai, et pour en tirer
plaisir il faut une petite difformité quasiment perverse. Mais n'y
a-t-il que cette seule beauté au monde ? La beauté des
montagnes vénérables, celle d'un altier sapin frondescent, est-ce
de la hideur à vos yeux ? Est-ce que l'acier desséché
dont toute crasse superflue et impure et toute humidité ont
bouillonné, se sont évaporés, volatilisés, le
voyez-vous hideux ? Et le diamant étincelant qui s'est
cristallisé en une unique substance ? Et l'or antique qui a survécu
à tous ses congénères imparfaits, attaqués par la
rouille, le fer et le cuivre, prouvant ainsi qu'il est mieux vivable, plus
noble, plus aristocratique que les autres ?
Il ramassa sur la table un miroir
patiné à cadre d'ivoire et l'agita.
- Vous croyez que j'entends
un compliment quand on me traite de jeune ? Croyez-vous qu'à mes
yeux à moi ce qui est neuf est bon, ce qui intéressant a de la
valeur ? Croyez-vous que je me trouve ici dans cette boutique par
nécessité, faute d'avoir trouvé une boucherie où je
pourrais détailler des bovins fraîchement abattus et non parce que
je m'y sens bien ? Regardez ce miroir : le soir, resté seul,
j'ai coutume de me regarder dedans – vous avez beau rire, j'aime me
contempler comme les jeunes – car je suis vaniteux, je suis fier de ma
vieillesse, de l'antiquité de ma personne, de ma noblesse !
J'observe avec plaisir et satisfaction mes dents qui jaunissent, s'usent,
prennent lentement une patine noble comme une pipe d'écume qui a
beaucoup servi, ma peau qui étrécit petit à petit pour
prendre la forme définitive qu'elle conservera ensuite, comme un joli
parchemin jauni qui a su survivre au grossier papier de chiffon et à la
soie tarabiscotée et maintenant vivra éternellement. Ma peau et
mes yeux que…
L'antiquaire se tut
brusquement : une jolie jeune femme entra depuis
l'arrière-boutique, je sursautai pour me présenter.
C'était sa femme. J'ai lancé un regard interrogateur à
l'antiquaire, il détourna les yeux. Il coupa court.
- C'est autre chose, la
femme, c'est différent. Elle n'a que ça.