Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Le conte de la bonne diablesse

 

La petite diablesse vivait là dans le bonheur et la satisfaction, au fin fond de l'enfer, sans l'ombre d'un souci, aimée de tous. À l'école, c'était elle la première de la classe, particulièrement brillante en ignoblogie et en sulfurologie, en déclamatologie et en abjectologie, ainsi qu'en chicanologie, aucun autre ne savait aussi bien qu'elle écorcher, scier les oreilles, brûler la plante des pieds, tricher, voler, mentir. Elle fréquentait diligemment l'Arbre de la Connaissance qui se trouvait au beau milieu de l'enfer tout comme au paradis : elle apprit tout ce qui permettait de faire du tort, causer du chagrin, éveiller la jalousie, faire jaillir les larmes. Elle avait particulièrement perfectionné cette dernière spécialité ; dans le mécanisme complexe du système nerveux elle connaissait tous les ressorts fins comme des cheveux propres à déstabiliser même l'organisme le plus solide. C'était une petite diablesse noire très mignonne, les parents diables aimaient donner en exemple à leurs enfants sa méchanceté exemplaire. Si par pure distraction un petit diablotin obéissait à sa maman, c'est elle qu'on citait : "Oh, ange ignoble, n'es-tu pas capable de suivre l'exemple de la petite Mili ?"

Or il arriva un jour que la brave méchante petite diablesse croqua un fruit de l'Arbre de l'Ignorance ce qui là-bas au fin fond de l'enfer était chose strictement interdite. À partir de ce jour elle ne fut plus la même. Elle se levait tôt et préparait le petit-déjeuner pour son papa, puis elle partait baguenauder sans qu'on puisse la faire participer au rôtissage du feu, activité ordinaire des diables, parce que là-bas en enfer le feu ordinaire devait être aussi rôti, puis servi ainsi aux âmes. Elle fut même surprise un jour à épargner la seconde peau d'une âme enrhumée après qu'elle lui eut écorché la première. En un mot elle commit toutes sortes de bontés.

Les diables hochèrent la tête.

La petite Mili a complètement changé. Si elle continue comme ça, on va la chasser de l'enfer.

Et étant donné qu'elle continua comme ça, le jour où la petite Mili se fit de nouveau surprendre à être bonne, elle fut tout simplement attrapée et jetée au dehors de l'enfer, avec l'observation qu'on l'envoyait pour le moment sur la Terre se saligauder, mais à supposer qu'elle ne soit pas capable de s'y gâter et d'y devenir une diablesse comme il faut, on proposerait de l'expédier au paradis.

Au même moment que la bonne petite diablesse parvint sur la Terre, on rejetait du paradis un ange qui commençait à se comporter si odieusement mal que ce n'était décidément plus supportable. Cela fut toléré un temps, mais la fois où il termina une oraison d'une durée de trente mille ans deux minutes trop tôt, on reconnut que là-haut il était désormais impossible de remédier à une telle déchéance morale et que le mieux était encore de s'en débarrasser. C'est ainsi que Tibor, le méchant ange, parvint sur la Terre.

Il se plaisait bien sur la Terre, tout compte fait. Il se fit ingénieur dans une entreprise industrielle où l'on ignorait tout de sa vie antérieure, on le traitait humainement, si bien que peu après il gagnait presque honnêtement sa vie.

C'est à la promenade qu'il fit la connaissance de la petite Mili. La peau créole, les grands yeux noirs et langoureux et ce trait étrange, insaisissable qui émanait de tout l'être de la fillette lui plurent infiniment. La petite Mili était triste et Tibor, gêné, la consola lâchement. Tout à coup, ils se trouvaient seuls dans une rue, la petite Mili en larmes se blottit contre la poitrine de Tibor et lui dit que personne sur cette Terre ne la comprenait. Tibor fut tout ému de voir cet être faible, sans défense, se confier si totalement à lui, et il balbutia quelque chose dans le genre :

- Je sacrifierais volontiers ma vie pour toi et je te demanderais bien en mariage, mais je ne suis pas sûr d'être digne de ce bonheur.

- Il suffit d'un quatre-pièces, sourit la petite Mili, éplorée.

Tibor, anéanti, balbutia :

- Je n'en ai que trois…

La petite Mili réfléchit un instant. Puis elle prit la main de Tibor et exhala en un soupir :

- Les trois suffiront si je peux être avec toi !

Tibor poussa un cri d'enchantement.

- Mon ange ! Mon ange !

Il l'épousa le jour même. Et la petite Mili se révéla un ange véritable : elle laissa sur son mari toujours suffisamment de peau pour qu'il s'en confectionne une nouvelle qu'elle puisse à son tour écorcher. C'est ainsi qu'ils vécurent heureux sans plus jamais retourner dans leurs pays d'origine, en restant ici sur la Terre.

 

Suite du recueil