Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Le conte de
La
petite diablesse vivait là dans le bonheur et la satisfaction, au fin
fond de l'enfer, sans l'ombre d'un souci, aimée de tous. À
l'école, c'était elle la première de la classe, particulièrement
brillante en ignoblogie et en sulfurologie,
en déclamatologie et en abjectologie,
ainsi qu'en chicanologie, aucun autre ne savait aussi
bien qu'elle écorcher, scier les oreilles, brûler la plante des
pieds, tricher, voler, mentir. Elle fréquentait diligemment l'Arbre de
la Connaissance qui se trouvait au beau milieu de l'enfer tout comme au
paradis : elle apprit tout ce qui permettait de faire du tort, causer du
chagrin, éveiller la jalousie, faire jaillir les larmes. Elle avait particulièrement
perfectionné cette dernière spécialité ; dans
le mécanisme complexe du système nerveux elle connaissait tous
les ressorts fins comme des cheveux propres à déstabiliser
même l'organisme le plus solide. C'était une petite diablesse
noire très mignonne, les parents diables aimaient donner en exemple
à leurs enfants sa méchanceté exemplaire. Si par pure
distraction un petit diablotin obéissait à sa maman, c'est elle
qu'on citait : "Oh, ange ignoble, n'es-tu pas capable de suivre
l'exemple de la petite Mili ?"
Or
il arriva un jour que la brave méchante petite diablesse croqua un fruit
de l'Arbre de l'Ignorance ce qui là-bas au fin fond de l'enfer
était chose strictement interdite. À partir de ce jour elle ne
fut plus
Les
diables hochèrent la tête.
-
Et
étant donné qu'elle continua comme ça, le jour où
Au
même moment que la bonne petite diablesse parvint sur la Terre, on
rejetait du paradis un ange qui commençait à se comporter si
odieusement mal que ce n'était décidément plus
supportable. Cela fut toléré un temps, mais la fois où il
termina une oraison d'une durée de trente mille ans deux minutes trop
tôt, on reconnut que là-haut il était désormais
impossible de remédier à une telle déchéance morale
et que le mieux était encore de s'en débarrasser. C'est ainsi que
Tibor, le méchant ange, parvint sur la Terre.
Il
se plaisait bien sur la Terre, tout compte fait. Il se fit ingénieur
dans une entreprise industrielle où l'on ignorait tout de sa vie
antérieure, on le traitait humainement, si bien que peu après il
gagnait presque honnêtement sa vie.
C'est
à la promenade qu'il fit la connaissance de la petite Mili. La peau
créole, les grands yeux noirs et langoureux et ce trait étrange,
insaisissable qui émanait de tout l'être de la fillette lui
plurent infiniment.
- Je
sacrifierais volontiers ma vie pour toi et je te demanderais bien en mariage,
mais je ne suis pas sûr d'être digne de ce bonheur.
- Il
suffit d'un quatre-pièces, sourit
Tibor,
anéanti, balbutia :
- Je
n'en ai que trois…
- Les
trois suffiront si je peux être avec toi !
Tibor
poussa un cri d'enchantement.
- Mon
ange ! Mon ange !
Il
l'épousa le jour même. Et