Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Le serment
La vieille sortit du bateau, elle
serrait sa veste sur sa poitrine et clignait des yeux dans le soleil. Elle posa
une seconde son filet à provisions sur un banc pour souffler un peu,
elle déglutit puis s'assit quelques minutes. Devant elle la grille du
corso, plus bas le Danube étincelant, le pont Place du Serment, de
l'autre côté le Château, sur la gauche le
Théâtre de la Redoute.
La vieille se
morigénait : mais quelles étranges balivernes me trottent
dans la tête. Eh bien, à dire vrai, ce ne sont pas des
enfantillages, ça fait bien trente ans que je ne suis montée
à Pest, on se fait des idées, ce n'est pas étonnant. Tiens
donc, quelles belles maisons, je n'en ai vu des pareilles que sur des images,
celle-ci, ça doit sûrement être
Eh oui, je voulais
vérifier si j'arrive encore à m'y retrouver. Car c'est ici,
justement ici, le théâtre allemand, la Rondella[1] ;
plus loin le cirque où nous allions voir la farce voilà une
soixantaine d'années de ça. Mais qu'est-ce donc qui me fait tourner
la tête comme le vin qui pétille, p't-être
bien le soleil. Moi, mon Dieu, la vérité est que je n'arrive pas
à me rappeler ce qui était seulement hier, mais ces choses
vieilles de douze lustres me repassent toutes en ordre dans la tête
depuis que je suis montée dans ce bateau. Eh bien, ça tombe bien,
je pourrai m'en vanter à mon docteur de petit-fils, pour le faire rire,
le finaud, quand il me taquine : alors, Mamie, comment vont les
amours ? Allons, file, chenapan !
Tais-toi donc ! Qu'est-ce
qu'il rirait si je lui disais que précisément ici… si, je
le jure, précisément ici, il y a soixante ans… et il
fallait que ça me revienne justement ce soir… Jamais depuis,
seulement aujourd'hui ! Si je le lui disais, moi la vieille idiote…
il s'étranglerait de rire… Tu entends, Maman ? Mamie a
rêvé d'amour ! Bien sûr je lui dirai, j'aime voir rire
la figure rougeaude de mon fichu gredin de docteur… et puis quand il rira
je me fâcherai… va-t’en, tu n'as pas honte… Puis il me
prendra dans ses bras, m'embrassera pour se faire pardonner.
Ben oui, oui, mais comment dire
ça ? le moment venu… il n'est
même pas exclu que je n'aie fait que rêver tout ça. Mais
même si je l'ai rêvé, il est certain que je l'ai
rêvé il y a soixante ans… eh oui, et que c'était ici à
ce sacré endroit, je peux le jurer. Ce n’est pas les oiseaux qui
l'ont chanté… alors il s'est passé tant de choses que je ne
sais plus… je ne sais même plus comment nous nous sommes
rencontrés, mon pauvre vieux et moi, c'était comment son premier
baiser… pourtant nous avons eu huit enfants, c'est comme ça…
Alors que cette sottise m'est restée dans la tête, pourtant
ça n'a rien donné. Elle m'est restée et je sais que
ça s'est passé ici.
C'était donc ici. Le tout
ne doit pas faire cent pas. Mais comme si c'était hier. Je revenais du
théâtre allemand, oui, de là-bas… tu vois, mauvais
garnement, je sais même ce qu'on donnait ce soir-là :
Intrigue et Amour, c'est bien ça. C'est ce qu'on donnait, et
j'étais avec Maria, la vieille fille Souabe… Quand nous sommes
sorties, elle s'est perdue, celle-là, je ne sais pas comment, moi je
suis restée toute seule, c'était la nuit. Oh, mais maintenant
tout me revient. N'est-ce pas étonnant, comme si c'était
hier… Je portais une crinoline rose et un fichu de soie verte. Qu'est-ce
que j'étais mignonne, par tous les saints ! Eh bien j'ai eu
drôlement peur, même que je pleurais. Maria, Maria, j'ai
crié, comment je vais faire maintenant pour rentrer à la
maison ? Je n'avais pas de quoi prendre une voiture… une
sacrée histoire ! Donc, je prends la direction du quai du Danube,
au bas de la Rondella, espérant la retrouver
là-bas vers le ponton, la folle… Je pleurais comme une Madeleine.
C'était comme ça. À ce moment-là un petit homme
chétif s'est approché de moi… Je ne l'ai pas bien vu dans
le noir mais il avait la tête d'un cordonnier, c'est ce que j'ai tout de
suite pensé, ça devait être un cordonnier.
- Alors, ça ne va
pas, ma mignonne ? – qu'il m'a dit. J'ai eu très peur, j'ai
pressé le pas.
- Vous êtes perdue,
peut-être ?
Moi, j'ai éclaté en
sanglot, j'ai dit que la Maria… Il avait une voix rocailleuse si gentille
et de si beaux yeux, je lui ai répondu. Il m'accompagne qu'il a dit,
ensemble on la retrouvera, la Maria. Oh, mon Dieu, je ne faisais que renifler
ce qui ne nous a pas empêchés de marcher côte à
côte dans la rue. Ce qui était bizarre c'est qu'il était
tellement décent et à la fois si rustaud, c'est lui qui a fini
par demander :
- Comment vous vous appelez,
ma mignonne ?
- Zsófia.
- Et moi Sándor
– qu'il a dit.
C'est comme ça que nous avons
cherché Maria pendant qu'il me parlait. Je n'ai jamais entendu quelqu'un
comme ça, en deux minutes il m'en a dit des choses, comme s'il me
connaissait depuis dix ans. Que lui aussi, il s'était perdu, qu'il a
dit, alors nous étions faits l'un pour l'autre. Est-ce que j'avais
aimé la pièce. J'ai dit que oui. Et qu'il n'avait jamais vu une
jeune fille aussi gentille et proprette que moi. Et que c'est merveilleux que
nous nous soyons rencontrés, comme deux rimes d'un poème, qu'il a
dit, que nous faisions la paire comme feu et étincelles parce que mes
yeux lancent le feu et brillent comme des étincelles. Est-ce que
j'aimais lire des poèmes ? J'ai dit que je n'avais lu qu'un seul
roman, celui de Lajos Kuthy[2],
parce que j'en étais amoureuse d'après son portrait. Alors il est
devenu tout sérieux, pendant un moment il n'a plus rien dit, il marchait
muet à mon côté, à la fin c'est moi qui l'ai
interpellé en disant :
- Pourquoi que vous ne dites
rien ?
Là-dessus il s'est
arrêté. Je le vois comme si c'était hier. Ensuite il m'a
dit d'une voix très chaude mais qui tremblait, tel qu'il était
là, quand il a dit :
- Ma Zsófia,
donnez-moi un baiser !
- Vous avez perdu la
tête, vous n'avez pas honte ?
- Ça non alors, qu'il
a dit, parce que s'il y en a un en ce monde à qui vous devez donner un
baiser, c'est bien moi.
- Avançons enfin,
allons… Monsieur Sándor… Ne restez pas planté
là, j'ai froid.
- Pourtant je ne bougerai
pas d'ici, qu'il a dit, avant de recevoir un baiser de vous, car moi je suis un
monde de tristesse tombé en captivité et seul votre baiser pourra
me délivrer, petite Zsófia.
- Venez enfin, ne faites pas
le fou, sûr que j'en donne pas.
- Alors vous ne m'embrassez
pas ?
- Il manquerait plus que
ça, un petit chétif comme vous !
Alors il a levé le bras
vers le ciel et il a prêté serment.
- Je jure par le Dieu de
l'Amour que je ne bougerai pas d'ici avant que vous ne m'embrassiez.
- Alors vous y resterez cent
ans.
- Alors cent ans j'y
resterai.
- Vous pourriez vous
pétrifier.
- Me pétrifier je
pourrai.
- Bon, que Dieu vous garde,
Sándor. Je reviendrai dans soixante ans, je me demande si je vous
retrouverai ici.
- Vous m'y trouverez.
Qu'est-ce que j'étais
fâchée contre lui pour son entêtement, je me suis enfuie, je
l'ai planté là. Une fois encore je me suis retournée, il
était toujours là, l'imbécile, le bras rigidement
levé vers le ciel.
Comme si c'était hier, je
le revois avec ses brûlants yeux noirs… avec le ponton
derrière lui… Le théâtre allemand sur le
côté… Où c'était déjà ?
Ça y est, je sais, par ici… À une centaine de pas vers la
droite, si je tournais… il suffirait de tourner, je pourrais indiquer
précisément l'endroit où il se tenait… Seigneur
Dieu, Jésus, Marie, Joseph, ne m'abandonnez pas !
La vieille porta la main à
son cœur, elle faillit tomber à la renverse.
- Sainte Vierge… Je
rêve, il est là…
À une centaine de pas, le
personnage se tenait au beau milieu de la place, le bras levé vers le
ciel pour prêter serment. Devant lui des messieurs en tenue sombre, une
délégation, en train de déposer une gerbe sur le socle de
la statue. L'un d'entre eux fait un pas en avant, redresse la tête et se
met à réciter.
Nous
sommes venus à Toi, Sándor Petőfi…
La statue, le bras levé pour prêter serment, se tenait là sans bouger : elle faisait face à la vieille.