Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Rencontre…

 

Le long du mur de la cave, quelque part au-delà du coin, Olivier se retourna un instant. On aurait dit que quelqu'un aurait glissé près de lui et l'aurait effleuré de son effluve suave.

Ce parfum… n'a-t-il pas été frôlé par un souvenir du passé ?

Son cœur se serra… oui, c'est elle !

Il revint en hésitant sur ses pas. Et peu après il aperçut Cunégonde. De gestes charmants, légers, elle effleura à peine les bosses proéminentes, elle grimpa à la hâte sur le mur.

C'était elle, la même qu'autrefois, charmante et légère, à la cave, dans les étroits couloirs sinueux… Mais alors ils étaient encore larves tous deux, faibles, souples et blancs…

Comme elle a changé Cunégonde, et pourtant à quel point elle est restée elle-même ! Quand elle se retourna et l'aperçut elle s'élança immédiatement, sans parti pris, souriante, vers le bas du mur.

- Olivier ! C'est vous ?

Et courageusement, avec la coquetterie inconsciente des belles femmes, elle lui tendit l'antenne.

- Cunégonde, vous vous souvenez encore de moi ?

- Oh, vous… incorrigible soupirant ! Comment aurais-je pu vous oublier ? Ainsi vous m'avez reconnue ! J'ai pourtant beaucoup changé, n'est-ce pas ? J'ai vieilli… dites-le donc, je suis devenue laide, n'est-ce pas ?

Une fois de plus la coquetterie, puisque dans les yeux admiratifs d'Olivier la réponse était déjà inscrite.

- Vous êtes une vraie femme, vous avez gagné en maturité, chuchota Olivier en suffoquant. Vos gestes sont maintenant fermes et souples comme ceux des cafards… dans tout votre être il y a quelque chose de la noblesse des cancrelats… Et en même temps vous avez la charmante légèreté et l'agilité d'un asticot… Et votre bouche… votre bouche…

Cunégonde lécha tout au long ses mandibules pour les faire paraître plus pleines et plus noires, elle étala discrètement quelques gouttes d'huile sous ses antennes et dit en regardant l'homme droit dans les yeux :

- Vous aussi, vous êtes devenu viril, Olivier. Costaud et musclé comme une courtilière. Vous rappelez-vous ? Je vous appelais autrefois mon grand lombric sans fin… Déjà…

Elle chuchotait, elle se pencha plus près. Olivier était enivré par son haleine de jeune larve. Comme s'il avait été pris par la fraîche odeur de moisi des couloirs de caves, son sang se mit à bouillonner. Cette femme évoquait trop une moisissure bourgeonnante, déhiscente : il aurait aimé mordre dedans.

- Tu te rappelles… quand tu m'as attrapé neuf pattes…

- Je voulais en attraper trente-deux… mais tu faisais la coquette… Et tu en as retiré vingt-trois. Tu t'es assise dessus… À l’époque déjà tes pattes étaient minces et élancées…

Cunégonde rentra sa tête dans ses articulations, de son antenne faussement réprobatrice elle tapa les pattes avant ; allongées, tremblantes, de l'homme.

- Non… Olivier… il ne faut pas… C’est du passé, dit-elle tendrement. Vous savez que depuis…

- Je sais.

Olivier sourit amèrement.

- Je sais… Vous vous êtes vendue…

- Olivier… il ne faut pas… Ne parlez pas comme ça, chuchota-t-elle. Je n'ai pas pu faire autrement… Ne me haïssez pas…

Il s'approcha d'elle, son regard lançait des éclairs.

- Et pire encore, vous vous êtes vendue à un avorton, siffla-t-il entre ses antennes. À un moins que rien… que tu ne pouvais sûrement pas aimer… Sinon pour son argent… Pouah… permettre à une vilaine bête de te toucher… une espèce d’œillet…

Cunégonde répondit avec obstination.

- Ne dites pas de mal de mon mari. C'est vrai qu'il n'a que soixante-deux pattes, ça n'empêche que c'est un honnête homme.

- Femme… Tu n'es qu'une femme, siffla Olivier.

- Et vous ? Vous ne vous êtes pas marié ?

Olivier baissa ses neuf articulations.

- Vous avez raison, Cunégonde. Adieu !

Ils se séparèrent.

Olivier se retourna encore une fois. Il hésita : ne faudrait-il pas lui courir après ? Ensuite il pensa à la Vie, aux soucis,  à la cherté des choses… Ses cinq enfants lui revinrent à l'esprit…

Il essuya une larme extraite de son estomac et se dit doucement :

- Illusion, oublions-la. Je ne suis qu'un misérable opportuniste comme les autres, un martyr de la vie.

Arrivé au coin suivant il faisait déjà ses comptes :

- Cinq fois mille… cinq mille… Deux mille cinq cents paires de chaussures pour les enfants… En ces temps de vie chère ; où est-ce que je vais les trouver ?

Et Olivier, le mille-pattes, poursuivit sa route, courbé sous le poids des soucis.

 

Suite du recueil