Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Actrice

Un officier d'état-major de mes amis, ancien de la grande guerre, m'a raconté cette histoire.

- En tant de paix je n'étais pas un fervent de théâtre. Les quelques représentations auxquelles j'avais assisté ne m'avaient pas spécialement marqué. J'avais l'impression que de la première à la dernière, les pièces de théâtre donnaient une image fausse de la vie parce que l'auteur s'efforçait d'extorquer un effet à tout prix. Quant  à la performance des comédiens, j'ai toujours peiné, entre gêne et embarras, à subir l'explosion artificielle de leurs entrailles, leurs jérémiades écœurantes qui ne m'ont jamais sincèrement ému. Les interprétations dites naturalistes, où le comédien incarne misère, malheur, crime, vieillesse, ont particulièrement soulevé mon antipathie. Je n'y voyais qu'emplâtres et sueur de l'effort et je me disais que les hommes que ces comédiens nous font voir n'existent pas et ne peuvent d'ailleurs pas exister, tout cela n'est que masturbation intellectuelle, trucage, fausseté, recherche d'effet.

Après la percée de Gorlice[1], nous avons traversé à la vitesse de l'éclair toute une série de villages dont la population fuyait dans un grand désordre. Dans les maisons brûlées, sur les routes, dans les forêts, nos soldats ramassaient nombre d'éléments restés sur place qui pour une raison ou une autre semblaient suspects et exigeaient examen et filtrage.

Je faisais aussi partie du comité de vérification. Nous auditionnions les suspects et ceux à qui on n'avait rien à reprocher étaient relâchés, nous envoyions les autres devant un tribunal militaire. Un soir c'est une petite vieille ratatinée à demi-aveugle qui a été conduite devant nous. Le soldat qui nous l'a emmenée l'avait trouvée une demi-heure auparavant dans la cuisine d'une maison brûlée. Elle fouillait dans les cendres et, apercevant le soldat, a caché quelque chose dans ses jupons et a rechigné à dévoiler ce dont il s'agissait.

La vieille jacassait et geignait dans un dialecte russe incompréhensible pour aucun d'entre nous. Un interprète fut difficilement déniché, il a fini par extirper à grand-peine ce que nous voulions savoir dans la déposition de la pauvre vieille écervelée.

Il en sortit que la vieille habitait avant l'offensive dans la maison même où on l'avait trouvée dans la cuisine. Cela faisait neuf mois que son mari avait disparu, probablement emporté par les Russes. Elle avait eu deux fils, un était tombé dans les Carpates, l'autre était également soldat mais elle ignorait où il se trouvait. Elle était restée seule dans son jardin qu'elle essayait de cultiver. Un jour une pluie de feu était tombée du ciel mettant le village en flammes, elle aussi avait été emportée sur la route dans la foule qui fuyait en gémissant. Le troisième jour elle a pensé qu'elle avait oublié les portraits de ses deux fils dans sa masure. Elle a rebroussé chemin jusqu'au village incendié, elle a recherché sa cabane à elle, et en larmes elle fouillait dans les ruines à la recherche de ce qui lui appartenait. La chose à laquelle elle se cramponnait toujours entre les plis de ses jupons était une poignée de cendres qu'elle avait trouvée dans le tiroir de la table calcinée.

À l'écouter restituer, clignant de ses yeux rouges, cherchant sa respiration, toute cette horrible histoire, la tragédie de sa vie de malheurs, fixer idiotement son tablier que nous lui avions arraché de force avec la cendre restante, éclater en sanglots, mon cœur fut brusquement saisi d'un choc inconnu et soudain. J'ai été d'un seul coup illuminé, comme à la lueur d'un éclair, par l'image de la misère et du malheur humain dessinés devant moi par la silhouette très nette d'un authentique symbole.

En même temps j'avais l'obscur souvenir d'avoir déjà vu ce symbole quelque part, mais alors, pour une raison que j'ignore, il n'avait pas fait d'effet sur moi.

Gêné de mon émotion, j'ai quitté la pièce, je suis allé méditer sous le ciel étoilé et il m'est revenu à l'esprit que j'avais vu cette vieille une première fois dans la pièce d'un auteur naturaliste russe. Elle était jouée par une comédienne russe réputée mais à moi antipathique, et alors j'avais ressenti le personnage comme faux exagéré, forcé, artificiel.

J'étais complètement bouleversé d'avoir compris cela. C'était la première fois que je ressentais une vérité dans ce qu'autrefois j'avais entendu dans la bouche de comédiens. Une vérité qui veut que nous, gens ordinaires, ne remarquions, ne saisissions vraiment la réalité qu'à travers la représentation d'un artiste qui y dirige notre regard, notre attention. Qui veut que sans lui nous ne saurions pas distinguer le beau du laid, la joie du chagrin, le bien du mal.

Ce jour-là, ému et repentant, j'ai imploré le pardon de cette comédienne et de tout l'art théâtral naturaliste ; voilà, c'est eux qui avaient raison, une telle misère, une telle souffrance existent véritablement ; voilà, c'est la vie que sans eux je n'aurais pas remarquée si je n'avais pas vu un jour son image, son reflet. Ce que je croyais n'exister que dans l'imagination de piètres cabotins était une réalité.

Mon ami se tut.

- C'est très juste - approuvé-je. Il me jeta un regard chargé d'ironie et haussa les épaules.

- Pardon. Je n'ai pas encore terminé. Le lendemain matin mes collègues officiers m'ont rapporté qu'ils avaient adressé la vieille au Tribunal Militaire. Lors de la fouille corporelle ils avaient en effet trouvé sur elle des plans détaillés de nos positions. Acculée, elle avait avoué qu'elle faisait partie d'une troupe ambulante de Lublin et qu'elle espionnait au profit des Russes, et que c'est en cette qualité qu'elle s'était déguisée en vieille paysanne. D'ailleurs c'était bien celle que j'avais déjà vue un jour dans ce même rôle.

J'ignore ce qu'elle est devenue. J'espère qu'on l'a pendue. Elle le méritait, elle était très mauvaise comédienne, tout comme les autres.

 

Suite du recueil

 



[1] Ville au Sud-est de la Pologne. Siège d'une bataille en 1915.