Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Ordures
- Les ordures, s'il
vous plaît !
Le
temps que la bonne du deux s'amène enfin, elle passe au trois pour y
crier aussi :
- Les
ordures, s'il vous plaît !
Au
quatrième on bat les tapis. Depuis le deuxième, une grosse
cuisinière rousse hurle quelque chose en direction de la concierge qui
traverse la cour.
- C'est
écrit dans le journal, Madame ! Trois millions à celui qui
la retrouve !
La
concierge lève la tête.
- Quoi ?
- Ben,
c'te broche en diamant ! Nous y sommes aussi dans le journal, la
maison ! Madame a offert trois millions à celui qui la
ramène !
La
concierge fait un geste méprisant.
- Ah
ouais, sûrement… Il sera pas fou de la
rendre… Si c'est vrai qu'elle vaut cent millions.
Elle
hausse les épaules et porte sa main en visière.
- Szlinka !
- J'm'amène,
je finis juste mes ordures.
La
tête lui tourne. Elle est sur des charbons ardents, cette fois,
peut-être que cette fois ce sera la bonne… Elle trouvera, elle
finira par avoir une idée. Car elle a tout de même compris
qu'entre toutes ces choses il y a un rapport. Depuis hier matin quand elle a
aperçu ce machin brillant dans la poubelle, elle l'a vite sorti et
caché sous l'escalier de service, dans le tuyau de chauffage…
Depuis hier matin il y a un rapport entre toutes les choses, tout a une
signification, tout la concerne, elle,, elle l'a
pressenti. Quelque chose se prépare, quelque chose mijote, quelque chose
qui la concerne, mais elle n'arrive pas à savoir quoi parce que pour le
savoir elle devrait réfléchir, faire un gros effort dans sa
tête, sans cela ça ne marchera pas… Ça ressemble un
peu à son accouchement à l'hôpital quand le docteur
l'encourageait à pousser… La tête lui tourne, des
flèches dansent devant ses yeux, la situation est quasiment
intolérable depuis hier matin. Et maintenant cette cuisinière
rousse qui crie d'en haut et qui parle de trois millions et qu'elle a dit que
la personne qui la rendrait… un instant une brillante clarté, elle
illumine tout. Ça ne dure pas, tout s'obscurcit à nouveau, encore
cette terrifiante torpeur inconnue qui la reprend à cause de la
réponse de la concierge… Que la personne ne serait pas folle de la
rendre ! Il se trouve que la "personne" c'est elle, et elle ne
veut pas être folle parce que les fous, on les enferme.
Trois
millions… cent millions…
Si
au moins elle comprenait, si elle savait… Si quelqu'un lui parlait,
l'encourageait, si on lui disait où… Mais ils ne sont qu'eux deux,
elle et la chose brillante, dans le tuyau de chauffage. Et maintenant des
visages inconnus vont venir, pour quoi faire… qu'est-ce qu'ils lui
voudront… frapper ou payer ?
Le
lendemain elle se traîne à peine : madame la rabroue parce
qu'elle n’a toujours pas fini l'escalier. Non, ici c'est
impossible… et ce gosse-là, dans le coin… Le surlendemain
elle n'en peut plus. Le soir elle la sort du tuyau, elle se retranche au petit
coin, elle déchausse la plus grosse pierre, celle du milieu, elle la
cache dans son chausson…
À
sept heures la bijouterie est encore fermée. Elle le voit en allant
chercher son lait… Elle vérifie à sept heures et demie
aussi. À huit heures c’est ouvert.
Monsieur
Kaufmann étonné ouvre des yeux endormis.
- Comment
vous dites, quoi… ? Qui vous envoie… ?
- La
femme du docteur du dix-sept… où je servais il y a deux ans…
Elle la vendrait qu'elle a dit… c'est celle-ci.
Curieusement
Monsieur Kaufmann n'a plus du tout sommeil. Il passe dans
l'arrière-boutique, il revient. Il parle vivement mais avec un rien
d'indifférence, à peine s'il la regarde.
- Et
combien elle en veut, la… la femme du docteur… ?
- Ben,
je dois lui rapporter cent cinquante mille couronnes qu'elle a dit…
Monsieur
Kaufmann ne répond pas. Mon Dieu, peut-être qu'elle a dit trop
cher.
- Mais
j'ai peut-être mal compris…
Monsieur
Kaufmann ne la regarde toujours pas, il est de plus en plus vif.
- Attendez,
mon petit… je vais chercher l'argent… attendez, je
l'achète…
Le
voilà qui sort en trombe… par la porte… Comme c'est
bizarre… Il vaudrait peut-être mieux… Elle se dirige vers la
porte en hésitant. C'est trop tard, ils reviennent déjà.
Monsieur Kaufmann et un agent de police.
- C'est
cette femme-là, Monsieur l'agent.
- Vous
la connaissez ?
- L'aide
concierge de l'immeuble voisin… Je l'ai reconnue par hasard.
Le
policier sort un carnet.
- Votre
nom ?
- Madame
Szlinka, Monsieur.
Des
gens s'attroupent devant
- …Pour
vous servir…
Elle
voudrait partir. L'agent rit.
- Pas
si vite… Vous, vous me suivez.
Que
de gens… que de visages… Comme ils sont tous curieux…
Monsieur l'agent lui tient le bras… Et tiens, Monsieur Kaufmann nous suit
aussi, il enfile son pardessus en marchant, tellement il est pressé.
Qu'est-ce que ça va donner ?
Quelle
grande maison jaune… elle n'est encore jamais passée par ici.
Comme elle est grande
- Mettez-vous
là, Madame Szlinka…
Elle
s'assoit sur un banc tout en longueur. Ses oreilles sifflent, son cœur
bat. Elle acquiesce, elle est envahie par une immense lassitude, un vide, une
sorte de prostration… La fenêtre bourdonne… elle est sale, la
fenêtre… il faudrait y passer un chiffon humide… un
chiffon…
- Hé…
La Szlinka !… Regarde la salope, elle
s'est endormie.
Elle
regarde autour d'elle, endormie… Tiens… le col doré…
le banc tout en longueur… Monsieur l'agent est là aussi… et
cette dame en manteau de fourrure… Mais c'est la Madame de la
maison ! Puis Monsieur Kaufmann…
Lentement,
tout engourdie, elle se lève.
- C'est
celle-là, chère Madame ?
- Oui,
l'aide concierge de l'immeuble… C'est inouï ! Elle voulait la
vendre pour cent cinquante ?!
- C'est
bien, asseyez-vous, Madame Szlinka.
L'homme
au col doré sort. La Madame reste, Monsieur Kaufmann également,
l'agent aussi. Ils se tiennent un peu plus loin, ils chuchotent entre eux,
à elle, personne ne parle. L'aide concierge de l'immeuble… Elle
est frappée par le mot, brusquement elle retrouve ses esprits. Bien
sûr… enfin le cauchemar est terminé… enfin elle a
retrouvé ses esprits. Ce rêve bizarre… la maison au toit
vert… le petit jardin, sous la lumière du soleil… le gosse
en jaquette de velours… Quel rêve embrouillé elle vient de
faire là…
L'aide
concierge de l'immeuble…
Elle
est tout à fait réveillée. Elle est prise d'une immense
inquiétude : il doit être au moins dix heures ! Et elle
qui perd son temps ici ! Elle fixe bouche bée ces messieurs dames,
elle les écoute dans rien comprendre, pourtant elle se donne tant de
peine. Il faut y aller, Madame Szlinka !
Elle
se lève, ferme, froide, hostile.
- Ben
voilà, moi je m'en vais.
L'agent
de police se tourne vers elle. Il la fixe du regard.
- Que
voulez-vous faire ?
- Moi
je m'en vais… Moi je dois faire mes ordures. Moi je n’ai pas de
temps à perdre !
Et
elle prend la direction de