Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
L’HonnÊte Homme
- Oui justement…
- Ne
m’interrompez pas - poursuivit l’Honnête Homme sur un
ton décidé, tout en essayant d’accrocher de son regard
franc et ouvert, les yeux baissés, troublés, gênés,
papillonnants de l’Homme Affamé ; veuillez ne pas
m’interrompre. Je sais très bien ce que vous souhaitez me dire,
mais que vous n’osez pas dire car vous avez peur, car vous n’osez
pas me regarder dans les yeux, car vous n’êtes pas sincère,
vous ne savez pas être sincère ; c’est moi qui dois
l’être à votre place. Je vais donc dire à votre place
ce que vous voulez : vous avez besoin d’argent.
- Mais
puisque j’ai commencé par-là moi-même…
- Ne
m’interrompez pas - poursuivit l’Honnête Homme sur un
ton encore plus décidé ; je sais parfaitement par quoi vous
avez commencé. Vous avez commencé, bien avant de venir ici, par
m’insulter dans votre for intérieur, par supposer que
j’étais quelqu’un de malhonnête, un salaud
d’usurier qui exploite votre situation momentanément difficile
pour en tirer profit.
L’homme
affamé prit peur.
- Seigneur…
jamais de la vie… Comment aurais-je osé penser une chose pareille
?
- Jamais
de la vie ? Vous m’avez pourtant bien dit que les trois arbres fruitiers
de votre jardin, que vous voulez me vendre, valent en réalité
beaucoup plus que le prix que vous en demandez, parce que leur production
permet de rembourser cinq fois la somme empruntée.
- Pourquoi
j’ai dit ça ? Parce que c’est vrai, demandez à
n’importe quel spécialiste. Ou jugez-en par vous-même…
- Bref,
ça vaut cinq fois plus que le prix que vous m’en demandez.
Autrement dit, vous supposez que je suis un voleur et un usurier, que je ne
suis pas un honnête homme. Si je comprends bien, vous êtes venu me
voir parce que vous avez supposé que je suis un usurier qui exploite la
situation momentanément difficile d’autrui.
- Mais
pas du tout, mon Dieu, pas du tout… - bégaya l’Homme
Affamé, affaibli, les jambes tremblantes… - Je n’ai
jamais pensé des choses pareilles. À dire vrai je n’ai pas
pensé du tout à votre caractère, Monsieur Mayer –
j’ai simplement pensé que vous, Monsieur Mayer, êtes
grossiste en fruits… et étant donné que… que
j’ai ces trois arbres fruitiers… et qu’ils ne porteront des
fruits qu’en automne, et qu’il n’y a aucun moyen de les
hâter… bien que… mais toutefois, néanmoins,
c’est maintenant que, heu… c’est maintenant que
j’aurais besoin… que j’en aurais un peu besoin…
J’ai donc pensé les vendre… Mais Dieu m’en est
témoin, je n’ai rien pensé d’autre…
L’Honnête
Homme hocha la tête, sévère mais apitoyé.
- C’est-à-dire
que vous n’avez pas pensé à mon caractère. Vous
l’avouez vous-même. De tout ce que vous m’avez
expliqué, l’essentiel est que vous n’avez pas pensé à
mon caractère. La raison en est que vous, mon cher ami, pardonnez ma franchise,
vous n’avez pas de caractère ; parce que vous jugez
d’après vous-même lorsque vous ne pouvez pas imaginer que
parmi ces salauds de grossistes usuriers, exploiteurs et suceurs de sang, il
puisse exister éventuellement une exception, un homme honnête, un
commerçant honorable qui ne cherche pas à sauter sur
l’occasion, pas même en vue d’un plus grand profit à
l’horizon, si quelqu’un veut le persuader de conclure une affaire
usuraire contre son propre intérêt.
- Mais
par le Ciel, je vous en prie… je n’ai jamais parlé
d’usure… J’ai simplement dit…
- Ne
me coupez pas !… - cria l’Honnête Homme avec
désormais une sévérité intraitable. – Vous,
malgré votre faible caractère, montrez suffisamment de
bienveillance pour mériter de ma part cette leçon. Vous allez
apprendre, par l’exemple que je vais vous administrer, qu’il existe
bel et bien un grossiste honorable qui à aucun prix ne consentirait
à la malhonnêteté, à l’exploitation
d’autrui. Je ne vous achèterai pas ces arbres fruitiers, je vous
les laisse, car vous avez raison : cette production vaut cinq fois plus que le
prix que je pourrais le payer maintenant, et je veux que vous puissiez un jour
profiter du fruit de votre travail… Je veux vous savoir un jour assis
allègre et satisfait sous des fruits mûrs et turgescents, au
milieu de votre sympathique famille, sous le soleil radieux de l’automne,
et qu’à ce moment-là, dans ces moments de bonheur, vous
pensiez : il y a eu un homme honnête qui en cette heure difficile vous a
pris par la main et vous a désigné le droit chemin, le
précieux travail honnête, endurant, légitime, dans un cadre
légal, fait pour nous-même et pour le bien-être de la
société, confiant en nous-même et en nos
congénères, qui est la pierre de touche et l’assurance
d’un avenir plus beau, plus heureux, plus parfait !
L’Honnête
Homme s’essuya le front. L’Homme Affamé voulut lui
répondre mais ne put proférer une parole, il essuya une larme
dans ses yeux, s’écroula et mourut, d’inanition car il avait
un peu faim.