Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

 

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Abricot

 

Abricot à la peau pruinée, odorant, juteux… abricot rose, avec des nuances tirant sur le jaune sous les aisselles… Tu voudrais mordre dedans ? Sur son présentoir de cristal, dans un papier dentelle, abricot replet, abricot délicat, une goutte de diamant sourdrant dans sa fossette… Voudrais-tu le dévêtir avec des mains prudentes, voudrais-tu siroter son jus, sa sève odorante, douce, fraîche, cavant tendrement dans sa chair ?

En es-tu affamé ? En es-tu assoiffé ? Si tu as faim… si tu as soif… Ne le dis pas !

Ne le dis pas, n'y regarde même pas, tourne la tête, éloigne-toi de là, n'y pense même pas, malheureux imbécile ! Ce n'est pas pour toi qu'il se pavane dans les couleurs de l'arc-en-ciel sur le présentoir de cristal. Détourne le regard, Jeunesse aux gros yeux noirs concupiscents, ce n'est pas pour toi, Soif timorée, admirative et pure. Ta gorge desséchée ne doit pas déglutir. Retourne sur les bancs de l'école, retourne à l'atelier, retourne au bureau, à l'usine, à la caserne. Travaille, oublie-le, gratte la terre pour de l'or, use tes mains calleuses comme ton cœur, dérobe et vole, amasse ton magot, forint sur forint, et quand tu es altéré, verse de l'eau de feu dans ton gosier haletant en sorte qu'il oublie les tendres saveurs… Va, trime, lutte, bataille, combats – sois homme !

Le jour où l'eau de feu et le tabac auront décapé tes gencives et où la boue que tu as creusée aura durci et cuirassé tes poignes… où ton cœur sera empli d'amertume par le sang que tes mains auront versé, et tes yeux seront jaunes et brûlés comme l'or que tu auras trop fixé pour le conquérir et le mettre à genoux pendant que fuyaient tes jeunes années… Alors, une fois ta soif assouvie, arrête-toi en sifflant devant la vitrine, allume un cigare, recrache le bout que tes dents ont coupé ; mais ne t'engage toujours pas par la porte ! Si tu sais voir de biais sans que les autres dévoilent ce regard, tu verras comme il sourit, fait le beau, comme il se dandine et s'offre… Ignore-le ! Si tu l'ignores, il se mettra en route tout seul… il se débarrassera de ses dentelles, il dégringolera de son présentoir de cristal, il roulera par la porte. Marche, mais sans regarder en arrière, il roule sur tes talons, il essaie de se glisser sous tes pieds ! Le voici, il est à toi, il n'attend rien de toi. Il ne s'offre pas à ta bouche mais à tes pieds, pour que tu le piétines dans la boue, que tu lui verses son sang… Mais pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Pourquoi ? Ne le demande pas ! Tu lui plais. Il lui plaît que tes poings soient aussi rêches… son âme d'abricot tressaille à la pensée que tu sais peut-être même cogner… et comme il est viril que tes lèvres étroites et fanées puent le tabac et l'alcool… Et que tes yeux, tes yeux froids et métalliques affichent sarcasmes, froideur, mépris…

Tu n'en veux pas ? Tu as déjà mangé et bu, merci bien, tu n'as plus ni faim ni soif ? C'est autre chose qui te tourmente, tu voudrais piller, tu n'as plus que faire de tiédeur, douceur engourdissantes, désaltérantes ? Alors voici, c'est gratuit, combien en veux-tu ? Des abricots roulent autour de toi en haletant, ils te tombent sous le nez, mon Dieu ! Mais quelle est donc la valeur d'un abricot ? D'un seul petit noyau pousse un arbre, et sur l'arbre des centaines d'abricots ! Qui  pourrait tous les consommer ? Il faut en faire de la confiture si tu ne veux pas qu'ils deviennent pâtée pour les cochons.

Mais gare à toi si, hésitant, tu tends le bras pour le saisir ! Comment, vous voulez manger cet abricot ? Je pense bien !… Mais ça coûte cher cette année ! Savez-vous seulement de combien de soins cet abricot a été l'objet ? On a veillé sur lui, on l'a protégé du vent pour qu'il ait l'air qu'il a ! Et le présentoir en cristal, le papier dentelle… Que croyez-vous, un abricot n'est pas abricot sans cela, vous ne l'auriez peut-être même pas remarqué ! Hé mon ami, ça se paye tout ça !

Il faut payer. Bon alors, ça coûte combien, sacré nom ? Cela dépend, à quel point vous en avez besoin ! Si vous y avez juste pensé pour rire, comme dessert, après déjeuner… si vous pouvez vous en passer, bon, alors, une ou deux gouttes de sang, un peu de votre moelle, un zeste de halètement… L’argent de poche suffira. Mais attention, s'il apparaît que c'est votre soif que vous voulez étancher… Holà ! Pourquoi pas ? Mais  ce ne sont pas des manières de chez nous ! Éreinte-toi… Où il est ton château ? Où elle est ta bourse ? Y a-t-il un autre qui a plus que toi ? Va et tue-le ! Rapporte sa tête coupée dans ta musette… Alors on pourra en parler !

Oh pardon… mais tu n'es pas simplement assoiffé… tu arrives carrément du désert, asséché et languissant, te traînant sur le sol… ta langue est noire et tes yeux exorbités… C’est ici que tu t'es écroulé et dans une minute c'en sera fini de toi si une goutte de sève ne touche pas tes lèvres… pouah, ignoble vermisseau ! Il n'y a pas l'argent qui… il n'y a pas la fortune qui… il n'y a pas la lune ni le soleil dans le ciel qui… pour rien au monde… Qu’est-ce que tu crois ? Moi je suis un abricot honnête !

 

 

Suite du recueil