Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
BÉatrice
- Maman !
Maman ! Luigi est tombé du poirier !
- Mamma
mia ! Je vais devenir folle avec vous !
Béa
jette sur la table la bassine en cuivre dans laquelle elle triait des petits
pois. Elle fonce dans le jardin. L'enfant hurle là, sous le poirier,
heureusement, il s'est seulement égratigné le genou.
- Mamma
mia ! Je te tuerai, diableteau que tu es ! Est-ce que j'aurai enfin
une minute de tranquillité avec vous ? Ne vous ai-je pas dit cent
fois de ne pas grimper au poirier ? Je n'en peux plus !
Déjà
elle court au puits pour humidifier un linge. Elle s'essouffle, elle a pris un
peu de poids ces derniers temps. Elle ne cesse pas de se lamenter.
- Je
n'en peux plus. Fallait-il qu'on vienne s'installer dans ce trou maudit des
dieux, n'ai-je pas dit à votre père qu'il valait mieux rester
à Florence ! Il y fait chaud, il a dit, il y fait chaud, qu'est-ce
que ça peut me faire, je restais à l'intérieur dans la
chambre bien fraîche, sans rien faire. Je m'échauffe plus ici avec
vous en hiver en une demi-heure que chez nous sous la canicule.
Luigi
renifle. Cesare cligne des yeux en rigolant, leur petite sœur est assise
sur la margelle du puits sans prêter attention aux lamentations de sa
mère : un minuscule miroir d'argent à la main, elle reluque
son petit nez, elle arrange ses boucles.
- Vas-tu
poser cette glace ! Je vais la balancer par la fenêtre et toi
avec !
Béa
s'agenouille, elle nettoie le genou de l'enfant.
- Tu
t'es encore barbouillé partout, maudit garnement ! Et Márta,
où est-ce qu'elle traîne encore celle-là ? Elle n'est
jamais là pour veiller sur vous, tout me retombe dessus. Eh bien
justement, j'en ai assez ! Que votre père rentre un peu à la
maison, je lui dirai aussi. Mais il ne pense qu’à ses affaires,
celui-là.
- Et
au cabaret !
Maître
Anselmus, de la maison voisine, est accoudé confortablement à la
clôture, c'est de là qu'il a matoisement observé la jeune
femme aller et venir fiévreusement, maugréer, s'agenouiller.
- Messer
Anselmus ! J'ignorais que vous écoutiez !
- Je
n'écoute pas, je te regarde seulement, Madonna !
- Allez-vous
en, je suis très en colère !
Mais
sa voix s'est tout de même adoucie. Elle arrange ses cheveux, se
lève.
- Tu
as raison ! S'il y avait chez moi à la maison une femme comme toi,
je resterais sur mon derrière toute la journée comme les
savetiers. Alors qu'on dirait que même ses affaires achevées
celui-là ne se précipite pas tellement chez toi : il passe
son temps à l'osteria…
- Il
traite avec des commerçants !
- Si
encore ! Mais ce n'est pas ça. C'est des soldats, des
étudiants, des individus de toute sorte : ils frappent la table,
ils parlent politique. Les Guelfes par ci, les Gibelins par là…
- Cessez,
j'ai assez de soucis comme ça. Je deviens folle avec toute cette marmaille.
Ils
se taisent.
- Madonna,
je t'accompagne jusqu'à l'étang si tu veux aller à sa
rencontre. Il fait beau et frais.
Anselmus
prend un air désinvolte avec ses lèvres épaisses, il
cligne intelligemment et courtoisement des yeux. Béa esquisse un
sourire.
- D'accord,
quand j'en aurai fini avec mes petits pois.
D'un
geste des hanches elle se tourne et disparaît à
l'intérieur.
Le
soir tombe quand lentement, à petits pas, ils atteignent l'étang.
Anselmus propose de s'asseoir un peu.
Béa
s'allonge dans le gazon, appuyée sur ses deux coudes, elle regarde la
surface de l'eau. Le clignement des yeux d'Anselmus se fait de plus en plus
sournois. Dans sa gêne il mâchonne de l'herbe et il raconte aussi
quelque chose. Elle ne l'écoute pas vraiment.
- Quel
drôle de nuage ! Parfaitement régulier ! Comme un
escalier géant dans le ciel !… - s'écrie-t-elle
brusquement.
Anselmus
perd le fil de sa pensée. Puis il dit benoîtement en avalant sa
salive car il a le gosier sec :
- Mais
tu ne vois même pas le ciel !
- Bien
sûr que si… ici, dans l'eau. Un escalier géant… en
haut un portail… ça pourrait être la porte d'une très
grande église… Au milieu du portail le soleil s'apprête
à se coucher…
Elle
se tait, elle se penche en avant, curieuse.
- Que
fais-tu, Madonna ?
- Rien…
Je me regarde.
Elle
n'a plus le temps d'en dire davantage. Alors qu'elle regardait le nuage dans
l'eau, son visage se trouvait également dans le reflet… en plein
milieu du portail, devant le soleil couchant… au sommet de l'escalier
nébuleux… Comme si elle se tenait là, comme si elle en
descendait…
Comme
c'est curieux, comme c'est beau… Au fond le Soleil… au-dessus
Où
est-ce qu'un jour elle a déjà senti quelque chose de
semblable ?!… Quelque chose de semblable ! Alors aussi
elle s'était vue, pourtant elle est sûre qu'il n'y avait pas de
miroir… ni d’étang…
ça y est !
Ça lui revient. Il y a longtemps… elle était encore jeune
fille… un dimanche matin elle sortait de l'église en robe
blanche… elle sortait seule par la porte de la cathédrale, elle
allait descendre les marches… et alors, ça y est, elle se
rappelle… il y avait là en bas des marches une sorte
d'étudiant… un grand échalas maigre, osseux,
exalté… Et il la regardait figé,
pétrifié… Cela l'a troublée… elle a fait
semblant de ne rien remarquer… Puis elle a entendu quelqu'un dans la rue,
probablement un ami, crier à l'étudiant :
- Alighieri !…
Ça ne va pas la tête ? Tu prends racine ? Grouille-toi,
on va être en retard !
Mais
elle ne tourne pas la tête par-là, elle descend les marches du
nuage et part dignement, pourtant elle aurait été curieuse de
savoir si l'étudiant nommé Alighieri par son ami se tenait
toujours au même endroit.
Béa
ferme les yeux, se met brusquement sur le dos. Elle les garde fermés,
elle sourit, pourtant elle ne doute pas que la bouche épaisse d'Anselmus
s'approche maladroitement, lâchement de la sienne.