Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Conversation avec un homme bon[1]

 

Nous en arrivons au troisième point de la sentence de la plus haute Cour – je te remets entre les mains du chef tourmenteur ! Chef tourmenteur, fais ton devoir !

Le maître leva haut les bras, les amples manches de sa cagoule noire retombèrent, le blanc de ses yeux étincela un instant derrière le conique masque noir, puis il recula et disparut silencieusement sous la voûte de la cave. Nous restâmes seuls ; la porte de fer se ferma bruyamment.

Le Chef Tourmenteur, un homme musclé au regard ouvert, un peu rêveur, retira sa camisole - sa peau joliment basanée, ses énormes paumes respiraient la fraîcheur après toutes ces capes noires et froufroutantes qui ne laissaient découverts que les deux yeux : après tant de Dogmes et de Lois et de Jugements anthropoformes, enfin un peu de véridicité. Je m’assis sur le carrelage de la cave et me mis à observer ses préparatifs.

Il éprouva un à un le fonctionnement des poulies et la solidité des cordages. Ensuite il ajusta les pièces en bois astucieusement agencées des brodequins. Derrière la planche à clous mobile il actionna les essieux de la calandre – il tisonna la braise dans le foyer, il donna un élan à la roue, la graissa pour éviter les grincements. Oreille musicale, me dis-je.

Mais ces préparatifs durèrent – les murs gris de la cave pesèrent lourdement sur mes paupières, je craignis de m’endormir. Depuis si longtemps je n’avais plus eu l’occasion de parler à âme qui vive ! – C’était peut-être la raison pour laquelle, quand ses yeux rencontrèrent éphémèrement les miens, je lui lançai un sourire pâle. Je fis même un geste prévenant comme pour l’interroger, pouvais-je déjà m’avancer ? Mais son regard glissa distraitement par-dessus ma tête – il devait se concentrer à son travail, bien disposer et préparer les mâchoires et broches diverses.

Plus tard, lorsqu’il me fit signe de m’allonger sur la planche à clous et il y attacha mes chevilles et mes poignets, je tentai tout de même de l’inciter à entrer en conversation avec moi. La pensée de poursuivre cette procédure de deux à trois heures, l’un auprès de l’autre dans le mutisme, m’était insupportable ; enfin, nous allons rester entre nous, dans un duo terrifiant, à nous occuper l’un de l’un de l’autre – non, non, je ne pouvais pas m’imposer de coexister deux ou trois heures avec un être vivant, sans le connaître, sans parler avec lui – non, je n’en aurais pas eu la force.

J’examinai son visage : attentivement, les yeux clignés il s’efforçait de vérifier sous mes reins si les clous y étaient bien enfoncés – puis il commença à tourner la manivelle de la calandre, lentement, prudemment. Je me suis raclé la gorge.

J’entamai courtoisement la conversation :

- Ça fonctionne bien !

Il acquiesça de la tête :

- À condition que l’on prenne garde que le sang ne s’infiltre pas dans les roulements – ça se grippe si ça devient poisseux.

Sa voix était cuivrée, mais pas désagréable. Dialecte toscan, ai-je pensé.

- Il faut faire attention ! – dis-je.

- J’essuie sur le côté avec ce chiffon, là.

Nous nous tûmes. Il se démenait avec vivacité autour de moi – il défit les sangles, il plaça un tabouret sous moi, il cala mes hanches, il me fixa le cou. Puis il souleva un objet en forme de double boîte, quelque chose de compliqué muni de vis de bois et de bandeaux en fer.

- Les brodequins ? – demandai-je, feignant une curiosité intéressée.

- Ouais.

D’un geste adroit il le plaça sur mes deux pouces superposés. Après quatre tours il se pencha vers moi avec un œil d’expert, il approuva en constatant que les lits des ongles s’étaient ouverts. J’avais l’impression douloureuse qu’il s’intéressait davantage à son appareil qu’à ce que je disais. Ou alors, serait-il déjà blasé par son métier, serait-il ailleurs en pensées ?

- Il doit faire beau aujourd’hui – remarqué-je bêtement.

- Oui. Chez nous c’est déjà les vendanges.

- Vous êtes père de famille ?

- J’ai deux gamins.

Je me pris à rêver.

- J’avais aussi une famille… - dis-je ensuite.

Il retira les cadres en bois, il fit descendre la poulie, il fit rouler les brodequins en dessous. Et là il commença à parler de lui-même.

- Vous savez, Monsieur, j’aurais pu rester au pays. Comme vigneron… Mais voyez-vous, la vie et les gens de la ville, un emploi, c’est tout de même un plus. J’étais bien vu à l’armée, et puis il y a la religion… Le magistrat a apprécié que je fusse un bon chrétien… Voulez-vous bien déplier un peu les genoux… Comme ça. – On appartient après tout à la sainte Église, n’est-ce pas…

- Bien sûr.

- J’ai toujours de quoi m’acheter à boire. Et le respect… Les percepteurs ne me cherchent pas querelle. L’an prochain, avec l’aide de Saint Antoine, je ferai monter mon fils ici.

Il tourna la barre de fer dans la braise avec émotion. Je voulais poser une question, mais il me fit signe qu’il devait me placer le bâillon dans la bouche. Ceci fait, Il essaya avec prudence la barre de fer étincelante, chauffée au rouge, sur mon dos.

- Ça ne sent pas bon quand ça grésille – dit-il en riant du coin des yeux. – Il y en a qui ne supportent pas.

Je tournai mon regard interrogatif dans sa direction.

- Si, il y en a. Balázs, mon copain, faisait tout bien dans son travail, un baraqué, fort comme un bœuf, quand il faisait tourner la Grande Roue, ça sifflait. D’une seule main il savait tordre le bras du condamné à l’épaule… Mais la première fois qu’il a fallu griller, il est tombé dans les pommes, il a laissé tomber la barre. On l’a muté au travail d’équipe. On est tous différents.

Je fis oui de la tête.

- C’était pourtant un gars courageux…On était bien ensemble, pendant six mois. Mais son cœur a mal supporté…

Il retira le bâillon, il fit résonner la poulie, descendit la corde. La boule de fer cogna lourdement à terre quand il l’attacha à ma cheville. Il boucla la corde sur mes poignets, il la lança par-dessus la poutre, il commença lentement à tirer. Mes deux bras se déboîtèrent, je fus hissé sur la pointe des pieds, puis je quittai le sol… Comme pour voler.

- C’était un homme bon…

- Vous l’aimiez ?

- Ben oui… On passait du bon temps.

- Car vous aussi, vous devez être un homme bon.

- Vous croyez ? Ça se peut ! Je n’ai jamais dit un mot méchant à personne… Je n’ai jamais injurié le père ou la mère de personne, je n’ai médit de personne…

- C’est bien, mon ami… Alors, que Dieu vous bénisse, je crois que je suis sur le point de m’évanouir…

- Il me semble aussi… C’est le moment où ça arrive en général… Dieu vous bénisse, mon bon Monsieur, ne m’oubliez pas dans vos prières !

La suite, je ne m’en souviens pas.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Viviane Hamy dans le recueil "Je dénonce l'humanité"