Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Le diamant
Envahi d'une vague
torpeur, je peinais, je suffoquais. La roche coriace a enfin bougé. Puis
ce fut comme des mâchoires que l'on réussit à desserrer
à l'aide d'une cale, ou un coquillage quand le tendon musclé
craque en son intérieur. L'objet rond et dur s'est libéré,
il a vibré. Encore un effort, je l'ai sorti et levé.
C'était
le diamant. Grand comme ma tête. Je l'ai frotté contre le quartz
de la roche pour m'assurer de ne pas m'être trompé. Non, le quartz
s'est effrité et clivé. Je me suis assis ; la
première gorgée d'air a sifflé son chemin jusqu'à
mes poumons.
J'étais
encore empoicré de gadoue et de sang, je devais récupérer,
rester allongé, attendre pour regagner suffisamment de forces pour
marcher. Plus tard j'ai essayé de remuer. Je me suis traîné
à quatre pattes autour du rocher dépouillé. Je me suis mis
debout, je suis retombé. Peut-être aurais-je déjà
été capable de marcher, mais le diamant…
Alors
nous avons attendu, autant qu'il faut. De nombreuses fois la lune s'est remplie
et a décru ; j'ai fait de la gymnastique, des exercices pour
enforcir mes muscles. De l'herbe roussie, des racines noueuses, tout ce qui
poussait autour du rocher, ont suffi un temps pour mes repas. Pourtant, c'est
bien à cause de mon estomac que j'ai été contraint de
prendre la route, sans ignorer toutefois que mes jambes étaient encore
faibles.
Mon
estomac… Ce maudit estomac ! Alors il n'y avait encore que
lui…
*
- Qu'est-ce
que vous dites ?… A proféré le commerçant en
souriant et il s'est approché de ma bouche car moi, je suffoquais encore
de la fatigue de la route. - Vous dites que ce…
- Tenez,
voyez par vous-même… Allez-y, essayez-le… - me suis-je
entêté, déjà presque amer.
Et
je le tendais. Mais lui refusait absolument de le prendre en main. Il le
repoussait doucement mais fermement.
- Ne
plaisantez pas, je vous prie. Le plus gros diamant du monde est gardé
à Londres. Il s'appelle le Koh-i-noor. Voulez-vous savoir comment il est grand ? Comme
un œuf de poule.
- Justement…
Je n'y peux rien… Celui-ci est…
- Bon,
écoutez, je n'ai pas que ça à faire. Emportez-le ou
laissez-le. Je peux le mettre éventuellement dans le jardin, à la
place d'une boule de verre. Voulez-vous déjeuner ?
- Non,
merci.
Un
peu plus tard, j'aurais bien voulu… Mais retourner au même
endroit ?!… Non, quand même pas. Au moins pas comme
ça ! Il faudrait trouver un prétexte… Oui, le poinçon, pour que je puisse
dire : écoutez, entendu, je veux bien vous le laisser, je n'arrive
plus à le trimbaler… je vous le laisse… pour un
déjeuner… pour ce que vous voudrez… Mais sachez au moins ce que vous aurez
reçu…
*
L'orfèvre
l'a examiné longuement. Il a allumé des lampes, relevé et
abaissé ses lunettes à plusieurs reprises, sorti des petits
diamants de son tiroir, les a soupesés, comparé. Il s'est mis
encore à chevroter quelque chose à propos du Koh-i-noor. Je me suis laissé emporter.
- Foutez-moi
la paix avec ce maudit Koh-i-noor,
et aussi avec vos copeaux… À quoi ça rime ?…
Vous ne pouvez pas l'évaluer sans le comparer ?… Et si vous
n'aviez jamais vu de diamant, vous ne le reconnaîtriez pas ?…
À quoi avez-vous donc reconnu le tout
premier que vous avez vu ?
Il
m'a regardé par-dessus ses lunettes et il a dit avec un sourire discret.
- Le
premier ?… C'était il y a longtemps… Je l'avais
hérité de mon père… Vous paraissez un peu impatient.
- Ça
se peut. Alors ?
- Si
vous le souhaitez, je demanderai des avis autorisés. Son clivage est
bizarre. Il faudrait le brûler pendant six mois pour en extraire des substances
analysables. Pour se déclarer avec fermeté il faudrait trente ou
quarante ans, c'est alors qu'on verrait si les granules n'ont pas changé
d'emplacement dans le sens de la longueur de l'axe transversal… Ce serait
différent dans le cas d'un cristal poli, là on est plus
rapidement fixé…
- Mais
la dureté…
- Alors
là, cela peut avoir de multiples raisons… Une couche mince de
poudre de diamant, du vulgaire feldspath à l'intérieur… Si
vous me permettez de tout broyer…
- Non,
merci. Rendez-le-moi.
J'ai
longtemps fait les cent pas devant
*
Tard
le soir je me suis décidé à entrer au
mont-de-piété.
- Veuillez…
s'il vous plaît… placer… ce… cet objet… je
reviendrai le chercher… vous me donnez ce que vous voulez, ça
m'est égal… c'est pour une demi-heure… Je serai de
retour…
- Qu'entendez-vous
par objet ? Veuillez le
désigner.
J'ai
été interloqué.
- Eh
bien… heu… une sorte de… une altère… un
poids… un presse-papier… un bibelot…
- Sa
matière ?
J'ai
ouvert la bouche, puis je l'ai refermée. Faut-il reprendre tout à
zéro ?!
- Un dia… un diabolo… heu…
J'ai
perdu patience :
- Qu'est-ce
que ça peut vous faire ?
- Nous
tenons des registres.
- Alors
rendez-le moi.
*
Au
bout de la ville, mais avant l'octroi, j'ai longtemps traînassé. Des
marchands de peau glapissants m'ont bousculé, j'ai reçu un coup
de timon dans la poitrine, j'ai trébuché contre l'échoppe
d'un vendeur de pains d'épice. Je me suis fait rabrouer. J'ai senti que
je n'en pouvais plus, j'étais couvert de sueur. J'ai piétiné,
c'est seulement entre chien et loup que j'ai poussé jusqu'au brocanteur
en rasant les murs.
- Vous
achetez du verre ?
Il
m'a regardé de biais. Puis il l'a tapoté.
- Il
est trouble. Et trop dur… comment on va le fondre ?… Du
cuivre, vous en avez ?… Du tartre ça ne gênerait pas,
on le gratterait…
- Je
n'en ai pas. Permettez-moi de le poser ici… je suis fatigué…
J’aimerais dormir…
- Le
poser ?!… Pas question, la boutique est encombrée.
*
À
la porte du cimetière j'ai bien regardé partout puis je me suis
baissé lentement, prudemment, je l'ai fait rouler jusqu'au mur. Puis
j'ai d'abord fait quelques pas l'air de rien, les mains dans les poches, puis
ouste, j'ai couru.
Trop
tard. Le gardien me hélait déjà.
- Hé !…
Tu as oublié quelque chose, gredin !… Reviens vite le
chercher !… Je ne vais pas faire le ménage derrière
toi !…
*
La
fille se dandinait, elle avait du mal à étouffer ses
éclats de rire.
- Laissez
donc, me faites pas marcher… Je ne me laisserai pas faire…
Qu’est-ce que c'est donc ce machin-là ? Même que
ça vous entrave…
- Ce
n'est rien… Du miroir de Sainte-Marie… Vous le voulez ?
- Pas
folle… Je n’ai pas où l'accrocher !
*
Plus
tard, un instant de lucidité dans un long évanouissement,
tournant par hasard sur le flanc, j'ai dû le prendre pour un pain ou un
sein maternel, j'ai voulu mordre dedans. Je me suis cassé une dent. J'ai
poussé des injures grossières.
- Je
ne comprends pas, puisque ce n'est que du verre au plomb, ai-je
grommelé, puis j'ai encore perdu connaissance.
Ensuite…
J'ai
encore le vague souvenir que quelqu'un l'a lancé derrière moi car
je m'enfuyais… je l'ai reçu sur l'épaule…
Ensuite… probablement… car il n'y avait plus personne
là… j'ai voulu… sauter… par-dessus un ravin…
pendant que… encore en l'air… il s'est jeté sur moi…
de lui-même… nous avons roulé ensemble… je me suis
débattu… désespérément… j'ai voulu le
casser contre des rochers… le briser… Mais c'était lui le
plus dur…
Ensuite…
beaucoup d'eau… la mer… les vagues… j'ai essayé de
nager… je râlais… soulever… la poitrine… mais il
pendait… à mon cou… j'ignore… comment… il s'est
accroché là… il m'a tiré… ensuite…
moi… je n'existais plus… lui seul existait… au fond de…
l'océan… d'où nous… n'avons plus jamais…
émergé… plus jamais… Plus
jamais…