Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Privichinsky
Il
avait à peu près ce nom-là, mais peut-être pas
précisément : cela sonnait à peu près comme
ça, mais on ne retient pas forcément chaque lettre, tantôt
ici, tantôt là on peut faire des erreurs quand, pris d'une
écumante colère, avec une ironie mordante, en proie au dernier
désespoir à en perdre l'esprit, on prononce, on jette, on siffle,
on râle ce nom à la figure de la femme aimée. On la saisit
comme un forcené, on la pince pendant que la douce terrifiée, ou
dans l'espoir de nous calmer ou prise de la colère prête à
tout de la victime torturée, ne peut rien dire d'autre que :
- Pas
Privichinsky… Pchirivinsky…
je te l'ai déjà dit… Fais au moins l'effort de retenir son
nom si tu veux ma mort avec ça !
Va
pour Pchirivinsky.
Il
s'est vraiment choisi un nom impossible celui-là. On dirait que
dès le choix des noms il a pris soin qu'on ne puisse pas retenir
précisément le sien, qu'on ne puisse pas le retrouver, le
rechercher sur des listes, des registres d'adresses et de domicile, lui mettre
le grappin dessus, lui cogner dans la gueule avec une cravache, un revolver,
une canne plombée, un gant ; il est également impossible de
détecter sa résidence ni son identité à
défaut de toute espèce de photo, description, portrait. Car en
réalité il est totalement gris et insignifiant. Je dirai
même que ce qui est bizarre, incompréhensible, enrageant,
encolérant, qui fait grincer les dents est qu'il ne s'agit même
pas d'un fier capitaine de uhlans bronzé, d'un prince turc, d'un
toréador de passage ou quiconque qu'on puisse seulement défier,
mais non, Prichivinsky a été un
gérant de société très ordinaire jusqu'à la
fin de ses jours, dans quelque compagnie de navigation au nom
imprononçable, en ce
temps-là, un homme calme et discret, parlant peu, modeste, courtois.
Tout
au moins tu l'imagines comme ça. En réalité tu ne l'as
jamais vu et tu ne le verras jamais. C'est seulement à travers la brume
sanglante de la colère étranglée, de la fierté
virile bafouée, noyée dans un sanglot, qu'apparaît son
visage imaginaire, sérieux, obstiné, taciturne… En cette
nuit commencée comme le paradis mais réveillée comme
l'enfer quand la très chère conquise, la fiancée conduite
au havre du lit de noces, l'étoile ramenée, voire déchue
de la pureté du firmament bleu, le bourgeon découvert dans la
nature intacte, vire tout d'un coup en loque de cloaque entre tes mains pour
qu'ensuite, après des heures d'interrogatoire et de tortures, vers
l'aube, mortellement épuisé, les yeux rouges consumés,
vides, rivés au sol, le visage blême, les lèvres exsangues
paralysées, pendantes, elle prononce enfin son nom, assise au bord du
lit comme sur quelque catafalque.
- Bon
d'accord, il s'appelait Pchirivinsky… Ça
t'avance à quoi de le savoir ?…
je ne l'ai plus revu… je ne veux plus jurer… Bon, qu'est-ce que tu
veux savoir encore ?!… il était gérant de
sociétés… je ne sais pas comment c'est arrivé…
je ne sais pas ce qu'il est devenu… et maintenant laisse-moi
dormir… Tue-moi si tu préfères…
Prichivinsky…
L'homme
qui séduit les petites secrétaires puis disparaît, on ne le
voit plus, impossible de s'en faire une image, la description donnée par
la femme torturée est trop approximative, insignifiante, tiens,
contente-toi de ça. L'homme qui ne souhaite pas jouer un rôle
ultérieur dans la vie de la femme, il ne se manifeste jamais
auprès du mari, de l'amant, du souteneur pour exiger qu'on lui rende sa
propriété, pour revendiquer ses droits. Si tu te doutes qu'il
existe encore quelque part, veut quelque chose, tu ne peux tout au plus baser
tes soupçons que sur des messages mystérieux, des apparitions
dans ton dos, parce qu'il ne se montrera jamais en face. Il est modeste,
dévoué, doux et rêveur : il n'a besoin de rien, seulement
du souvenir. Il passe son temps solitaire,
quelque part sur une plage, assis sur le bord d'un rocher, il joue de la
flûte et pense à ta femme dont il n'est nullement jaloux : il
n'a aucune raison de l'être puisqu'il a été le premier.
Mais au moment où s'enflamme en toi la tendresse virile et tu comptes
embrasser ta belle, son profil inconnu se plante doucement entre vous deux avec
son sourire gauche et chagrin, avec un petit reproche mais sans colère,
compréhensif. Il acquiesce et le cœur brisé disparaît
une nouvelle fois, tu es seul à l'avoir vu, ta bouche s'emplit
d'amertume pendant qu'elle te demande avec étonnement :
"qu'est-ce qui vous arrive, vous ne m'embrassez pas ?"
avant de s'assombrir à son
tour quand elle découvre Prichivichinsky dans
ton regard.
Pchikhivichnisky
ne nuit à personne, ne souhaite rien, il a d'autres ambitions, ce n'est
pas un lutteur, il ne joue pas les gêneurs, tu n'entendras plus jamais
parler de lui après qu'une seule, l'unique qui n'aurait pas dû, a bel est bien fait allusion à lui devant toi. Il ne
vit même pas, le journal n'en parle jamais, tu ne vois pas son nom sur
des portes, sur des plaques de société, sur le registre des
présences. Il n'a besoin de rien d'autre que de vous deux et
principalement de toi, toi-même, pour se dorer, de jour comme de nuit au
soleil de ton imagination, tantôt étouffé, acculé
dans l'arrière-fond de ton cerveau, tantôt avec netteté, la
netteté du soleil d'été que tu reçois dans les yeux
et que tu t'empresses de chasser. Ce n'est que là qu'il se sent bien,
nulle part ailleurs, comme les vers qui déposent leurs œufs dans la
chrysalide coconnée pour que, le jour venu, seules leurs larves
éclosent au lieu d'un papillon.
Parce
que ver ou non, c'est tout de même lui qui l'a possédée,
qui les a toutes possédées en premier, les vierges, c'est ce ver
qui a le premier occupé le calice de l'unique fleur pour laquelle tu as
lutté toute ta vie en te cognant à des murs, pour
Car
il est l'incarnation même du Jus Primae Noctis, il est le
train éternellement raté qui a déjà quitté
la gare, tu as eu beau te dépêcher pour arriver à temps, il
vient juste de partir, tu ne vois plus que les volutes de sa fumée
abandonnée au-dessus des rails, il est la malheureuse coïncidence
qui ne se serait jamais produite si tu
étais arrivé une minute plus tôt seulement. Mais tu
n'arrives jamais une minute plus tôt, c'est pourquoi Pchirivinsky
est omnipuissant, le roi Salomon et Haroun al Rachid et le pacha turc sans
concurrent des demoiselles intactes et des cœurs de femmes en mal d'amour
depuis des décennies, des siècles, des millénaires. C'est Privichinsky, c'est lui l'inconnu, le Passé, la
Tache dont personne ne sait rien et chacun sait quand même tout, parce
qu'il n'a nulle autre vocation, désir, volonté, rôle
à jouer en ce monde que de salir, d'amertumer, d'inoculer le germe d'un
mal mortel au breuvage de la félicité amoureuse
espérée immortelle, éternelle.
Des
siècles…? Des millénaires…!
En
cet instant où je pense à lui j'ai une fois de plus le sentiment
que Pchirivinsky est encore plus ancien que
ça. Ce n'est que pur hasard, le fait de sa modestie et de sa
simplicité s'il n'est pas inscrit au grand livre de la Genèse, si
Moïse ne l'évoque pas, lui, avant d'entreprendre d'écrire
l'histoire d’Adam. D'ailleurs cette scène de ménage entre
nos aïeux dont a résulté leur expulsion du jardin
d'Éden m'est extrêmement suspecte. Il a dû y avoir quelqu'un
avant Adam qu’Ève a
dû avouer en faisant couler ses larmes en cette nuit mémorable de
l'affaire de la pomme, quelqu'un d'insignifiant, un comment s'appelle-t-il
donc… un Pchivi… Privi…,
qui avant même l'arrivée d’Adam s'est modestement et
rapidement esquivé, a disparu, a cédé sa place parce qu'il
n'a pas ambitionné de devenir le Père de l'Humanité.
Si
Moïse ne l'a pas mentionné c'est seulement parce qu'étant
quelqu'un de pointilleux il aurait eu honte d'écorcher son nom.