Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Radioscopia
Un terme sec, savant, dépourvu de
poésie, pourtant j'aurais du mal à trouver d'emblée une
autre désignation pour nommer cet étonnant et merveilleux pays
que j'ai parcouru en rêve l'autre nuit.
Le rêve ressemblait à un voyage
banal, je suis arrivé en chemin de fer, passeport et visa en poche comme
il se doit. La première étrangeté m'a surpris au
contrôle de douane. Un homme nu comme un ver est entré dans le
wagon, casquette de service sur la tête. J'ai cherché à
partager mon étonnement, mais les autres voyageurs ne paraissaient pas
surpris. L'officier des douanes a salué courtoisement, d'un regard
rapide il a parcouru les rangées de sièges. Puis il s'est
adressé directement et poliment à moi.
- Cet étui à cigarettes
est à déclarer.
- Quel étui à
cigarettes ? - me suis-je étonné.
J'y ai porté la main avec surprise,
puis j'ai lancé un regard soupçonneux autour de moi : qui
avait bien pu me dénoncer ? Mais l'officier a poursuivi :
- Veuillez sortir également le
revolver de la poche de votre pantalon ; il est confisqué car il
est interdit d'entrer des armes dans le pays.
J'ai obtempéré avec
effarement, humilié. Un de mes compagnons de voyage, à la vue de
mon trouble, a eu pitié de moi et s'est proposé de me servir de
guide dans la ville où j'avais l'air quelque peu perdu. Lui, en revanche
s'était déjà rendu à plusieurs reprises dans
l'Empire aux Rayons X qu'il connaissait déjà bien.
C'était une chance d'avoir quelqu'un
à qui m'accrocher, sinon aux premiers instants je serais tombé
à la renverse de stupeur. Compte tenu de la chaleur estivale, des hommes
et des femmes nus déambulaient dans les rues, seules quelques personnes
âgées plus frileuses s'enveloppaient dans de légers
burnous. Au début je détournais chaque fois pudiquement la
tête, mais constatant que ma présence ne gênait personne, je
me suis rassuré : j'ai dû débarquer au milieu de
sauvages semblables aux Bushmen ou aux Maoris de Nouvelle-Zélande. Tout
rougissement pudique était donc superflu parce que dans les
régions des civilisations primitives la nudité est une chose tout
aussi naturelle que chez nous le smoking ou une toilette de bal.
Mais mon assurance a été vite
ébranlée. Mon guide a apparemment rencontré une personne
de connaissance, un homme barbu au visage doux qui, après avoir
amicalement serré la main de mon mentor, s'est brusquement tourné
vers moi.
- Je me présente : Bradula, professeur de médecine à
l'université, je suis très heureux de faire votre connaissance.
- Enchanté - ai-je
bredouillé.
Le professeur a ajouté d'un air
désinvolte :
- Est-ce que vous vous connaissez
depuis longtemps ?
Puis, après quelques mots
chuchotés par mon ami en guise d'explication, il a continué avec
aisance et jovialité :
- Ah, vous êtes
étranger ? J'espère que vous vous sentirez bien chez nous.
Notre climat est excellent et, vu le lobe droit légèrement aplati
de vos poumons, pour vous ce sera en quelque sorte une cure thermale. Mais je
constate avec satisfaction que par ailleurs vous n'avez pas vraiment besoin de
nous, quelqu'un qui a les reins en aussi parfait état, supporterait
à la rigueur même le Groenland. Évitez néanmoins de
boire trop d'eau ; notre eau est fortement chargée en radium. Il
serait dommage de boursoufler ce beau et grand foie. Tiens, qui vous a
opéré de l'appendicite ? Un très beau travail !
J'ai bredouillé, pris de
vertiges :
- Le Dr Humer Hultl…
Un homme à monocle, grand, blond que
j'ai croisé sur le trottoir faisait des signes vers l'autre
côté de la rue.
- Je baise la circonvolution de votre
cerveau, chère Madame.
- Bonjour, Feri
- a répondu en souriant sous son ombrelle une charmante jeune femme
à fossettes. - Qu'est-ce qui vous amène par ici ? On ne
vous a pas vu hier au bridge. Qu'est-ce qui vous arrive à l'anneau
d'œsophage ? Pourquoi êtes-vous si rouge ? Vous avez
encore bu ?
- Mais pas du tout, chère
Madame ! On s'est couché sagement de bonne heure !…
- À d'autres !… Vous
avez presque fini de digérer votre croissant du matin, alors qu'on voit
encore par-dessus les traces de champagne !
C'est par cette dernière phrase qu'un
déclic s'est produit en moi. Comme sur un coup de tonnerre j'ai compris
dans quel pays singulier et merveilleux j'avais débarqué. Il est
devenu évident que la nudité des habitants n'était
nullement le signe d'un manque de culture et encore moins d'impudeur. Dans ce
pays il est tout simplement inutile de porter des vêtements parce que les
gens voient les uns à travers les autres comme à travers le
verre, ou plutôt à travers une bouteille remplie d'un liquide
rouge et délicat dans lequel flottent à la manière
d'objets transparents, multicolores, nos organes intérieurs, notre
squelette, nos reins, nos intestins, notre cœur.
Au même instant où j'en ai pris
conscience j'ai été rempli d'une joie et d'un enthousiasme
infinis. Quoi, Radioscopia, me suis-je dit, c'est le
pays de la vérité, le pays de la Cognition de la
Réalité habité par la clairvoyante sagesse !
Où les coulisses barbouillées d'un extérieur mensonger
sont enfin tombées et où l'Homme, la Raison Pure, se tient devant
son congénère dans son authenticité, c'est ici le monde de
l'Imperativus Categoricus
qui a su secouer le vernis abject dont l'avait habillé le regard
bigleux, embrouillé de sottes illusions, de notre vie de misère.
Ici un homme n'a aucune chance de tromper son semblable avec un sourire feint,
un maquillage sale, une apparence trompeuse. Ici on n'a pas besoin de mentir
pour embellir la réalité, parce que toute beauté
devient grise et insignifiante par rapport à la source et au but de
toute beauté : la lueur éblouissante du soleil de la
Vérité !
Ici on connaît la
vérité. Ici enfin je peux moi-même l’approcher, ce
à quoi je m'efforce péniblement depuis l'éveil de ma
conscience. À qui m'adresser, où aller ? Car je dois savoir
sur-le-champ, j'ai attendu suffisamment longtemps !
Un éclair illumine mon esprit. La
bibliothèque ! La bibliothèque de Radioscopia,
source de toutes les Sagesses ! Je vais m'y rendre sans tarder.
Sur les indications de mon guide, quelques
minutes plus tard j'étais assis dans la salle de lecture de l'immeuble
immense. Je me suis jeté sur le catalogue ; peu importait l'auteur
ou le sujet du livre, tout était instructif pour moi.
J'ai demandé au hasard l'œuvre
la plus grandiose d'un poète nommé Abradabra,
selon le catalogue le livre de toutes les fiertés de Radioscopia
que ses contemporains et la postérité ont placé au-dessus
de Goethe ou de Dante.
Le magnifique livre renfermait une multitude
de poèmes. Tant mieux, ai-je pensé, ici enfin je recevrai de la
part d'un poète la déclaration prophétique dont notre
cœur et notre raison sont assoiffés. D'un poète qui n'a pas
besoin du conseil de János Arany : "mens,
poète !", parce qu'il ne voit pas l'apparence mais
l'essentiel.
Un joli petit poème a attiré
mon attention sur la page de droite du livre ouvert. Il parlait d'une certaine
Lélia à qui, comme on le comprend à la fin, le
poète mendiait un baiser. Pour appuyer sa demande, il décrit la
belle et tous les charmes corporels qui ont "troublé et
enchanté" le cœur du poète. "Car ton foie est plus
beau que le bourgeon tumescent du rosier", écrit-il, "et je
donnerais le monde entier pour la courbure jaune pâle de ton
côlon… Ô, si
une seule fois je pouvais épingler la turquoise de ta vésicule
biliaire… Ô, s'il
m'était permis de toucher tes roses amygdales… Ô, si je pouvais reposer ma
tête sur ton diaphragme… Car parmi toutes les belles, c'est le
scintillement humide de ton pancréas qui miroite dans la nuit de mon
désir comme là-haut Alcyon quand la Lune se lève."
J'ai flanqué le livre par terre et
je me suis réveillé avec dégoût.