Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
La premiÈre mendicitÉ
La
dixième "cartouche" fit long feu elle aussi, et Kovács
constata froidement, vidé de sentiment, que c'était la
dernière et que c'en était fini : il n'y en aurait plus
d'autre avant dix ou quinze jours et d'ici là il mourrait simplement de
faim aussi simplement et naturellement et clairement qu'une feuille morte qui
tombe de l'arbre ou qu'une goutte d'eau s'assèche et disparaît sur
un rocher, sans que cela change quoi que ce soit, que quelqu'un intervienne,
sans que cela étonne ou émeuve quiconque. Quand se serait-on
étonné de voir les feuilles tomber en automne ? Ou de voir
la rivière près de chez soi emporter le soir des charognes ou des
poissons au ventre brillant, sans vie ? Jamais il n’avait
essayé d'empêcher tout cela. De quel droit attendrait-il
maintenant que des âmes se précipitent à son aide,
l'âme des herbes, des fleurs, des humains et des mouches qui jadis se
recroquevillaient en tremblant dans leur corps vivant ; dans des corps qui
par la suite ont chaviré, ont pourri, car il n'y avait personne pour les
nourrir, et qui maintenant tourbillonnent de nouveau en frissonnant dans le
vide obscur.
C'est
ainsi puisque même la dixième "cartouche" n'est pas
partie. C'est lui qui appelle "cartouches" les idées,
possibilités, opportunités qui sont censées lui procurer
de l'argent ; chaque matin il les recompte, il les aligne, il les
hiérarchise selon leur valeur, il les archive au prix d'un travail
cérébral usant et pénible pour éviter qu'elles ne
retombent dans l'oubli. Ce matin il a dû en biffer trois : Monsieur Weisz, le bureau des brevets et
C'est
fini. Il descend sur le boulevard à pas rapides et pressés comme
qui a fort à faire. Quelques minutes plus tard il doit reconnaître
avec étonnement qu'en réalité il ne se sent pas si
accablé que ça. Il est soulagé de n'avoir plus de "cartouche",
de pouvoir se débarrasser de ce souci angoissant et pénible.
L'indifférence à la bouche close et aux yeux froids, entre les
ornements étonnés des immeubles l'a contaminé,
bercé, engourdi dans l'ennui du Danube aux flots gris. À tel
point il n'y a personne pour s'intéresser ou se soucier de lui qu'il en
a perdu tout intérêt pour lui-même, et c’est bien,
aussi bien que rompre d'une résolution soudaine avec un parent
grincheux, un boulet à porter depuis longtemps, qu’on avait
à soutenir. Il reconnaît la grande sagacité de la vie dans
cette mesure de grande sagesse selon laquelle on ne ressent nulle compassion
pour soi-même, on ne se torture pas douloureusement pour sa personne
comme on craindrait pour quelqu'un d'autre, un parent, un enfant, une
épouse. Il sourit presque de ne pas avoir découvert cela tôt. La science tatillonne
discourt volontiers de l’instinct de conservation comme d'une pulsion
fondamentale ; mais qui a déjà vu un animal mourant se
débattre avec autant d'acharnement, lutter contre la mort autant qu'une
poule protège ses poussins ? Il n'avait même jamais vu un
mourant pleurer, sinon pour ceux qu'il va laisser derrière lui.
C'est
ainsi. Il ne ressent nulle compassion pour lui-même, il se laisse aller,
déjà abandonné par Dieu, l'homme et la nature, sans un mot
d'adieu, le cœur froid, quasiment avec mépris. Il se voit comme il
est vu par le monde extérieur : étranger, vide,
dénué d'intérêt ; un cocon béant et
flasque dont le papillon s'est envolé, un fruit stérile, sans
pépins, un déchet bon pour la décharge. La faim timide ou
la soif qui chancelle encore dans ce noir n'éclaire pas son chemin,
elles sont aussi usées et galeuses que l'homme tout entier, elles ne lui
donnent pas la force de griffer et mordre autour de lui, même voler s'il
le faut, au pied du mur. Des images se succèdent devant lui, toute sa vie.
L'école, les années d'université, les amours
geignardes ; l’abandon de l'homme et de la femme dont il ressortait
à la fin que sous le masque des baisers enthousiastes, des yeux
exorbités et de l'adoration émue, ne résidait qu'une lutte
la plus calculée, la plus sèche, une lutte à mort l'un
contre l'autre, pour la victoire et le pouvoir sur l'autre, sans but
précis, pour le seul pouvoir ; pendant que tous deux chantaient la
perfection de l'autre, ils attendaient en réalité que l'autre
échoue et crève d'amour prouvant par-là l'immensité
du pouvoir de celui ou de celle qui avait provoqué cet amour. Aimer,
est-ce vouloir le bien de l'autre ?
Mais
qui oserait dire que les amoureux veulent du bien l'un à l'autre ?
Étreignant d'une main, serrant un poignard de l'autre pour le planter
dans le cœur de "l'infidèle", de celui qui voulait bien
se sentir avec un autre aussi, pas
uniquement avec moi. Et tout à l’avenant. Une rivalité
échevelée, effrayée et effrayante, ouverte et
dissimulée, pour le pouvoir qui ne m'est pas garanti par le fait que je possède, seulement le fait que tu ne possèdes pas. Un enfant
apprend plus tôt le mot "mien" que le mot "moi", et
ainsi de suite. Puis
C'est
tellement simple, c'en est presque ridicule. Il s'arrête. Sur quoi
peut-il encore compter, que peut-il attendre d'eux, quelle sorte de
compréhension, de pitié, de respect, de soutien ? Et que
peut-il attendre de là-haut, quelle manne qui tomberait à ses
pieds depuis les nuages pour le sauver, quelle sorte de miracle ? Puisque
le firmament azuré, l'infini étoilé, tout l'univers dont
devrait venir le miracle, il ne les connaît pas de la
réalité, mais seulement de cette petite boule qui flotte
derrière la gélatine de son œil… il ne les
connaît qu'à travers son cerveau périssable qui
déforme tout et s'opacifie dès que le ventre vide ne l'arrose pas
de suffisamment de sang. Ou je réfute l'existence de ma raison, ou celle
du monde, les deux à la fois ne peuvent pas être
Soyons
donc raisonnables, se dit-il, et cela le calme. Je vaux bien autant que
n’importe lequel de ceux-là… J’en ai vu périr
plus d'un, et ça ne m'étonnait pas : je finirai par
périr moi aussi. Une image surgit à ses yeux, du livre de
sciences naturelles de la classe de troisième. L'image d'un
mammifère, il ne sait plus lequel, une loutre peut-être ou un
castor. Il sautillait gaiement sur une plante aquatique quelconque. Et la
légende en dessous : sa chair est savoureuse, de ses os on
confectionne du collagène.
Sa
chair est savoureuse, de ses os on confectionne du collagène. Ça
lui trotte dans la tête et déjà il grince des dents, les
poings fermés, il pousse des jurons. Prenez-moi, dit-il, me voici, que
me voulez-vous de plus ? Un tas de haillons, diverses substances,
utilisez-moi enfin, moi je n'en ai plus l'usage. Il y a encore un petit
obstacle, ce monceau de chair et d'os a encore une propriété qui
gâche un peu sa valeur : c'est qu'il vit, il gigote, il
résiste… mais plus pour longtemps. Alors vous pourrez le manger si
vous n'en trouvez rien de mieux à faire. De mes cheveux tressez une
corde, de mes os faites cuire de
Il
s'arrête. C’est près de la terrasse ouverte d'un
café, une balustrade sur le côté, avec des tables. À
l'une des tables, juste devant lui, un homme de grande taille est assis
à côté d'une blonde grassouillette : ils sirotent de
la bière avec du salami. Il est en train d'expliquer que Marienbad serait mieux, néanmoins s'ils
choisissaient tout de même le Balaton, cela aurait l'avantage de pouvoir
passer tout l'été avec les Sándor ce qui permettrait
à Caroline…
Il
n’entend pas les dernières paroles. Une impression agréable,
pétillante, qui s'opacifie en douceur, comme les moments de torpeur de
son enfance juste avant de s'endormir. Il entend encore comme si quelqu'un
avait prononcé à haute voix près de son oreille :
« Ils en ont et toi tu n'en as pas ». Et un sentiment
d'infinie gratitude pour les adultes, pour papa et maman qui donnent, pour le
monde des grandes personnes qui travaillent, se battent, qui luttent, qui
construisent ou détruisent, qui ont bâti des maisons,
édifié des ponts, collecté de l'argent, qui faisaient
rouler des tonneaux, qui parlaient à voix basse d'un ton sérieux,
qui négociaient, prenaient des mesures, qui initiaient et
achevaient… pendant qu'il n'a fait que dormir et rêver ! Et
maintenant, ici, cette balustrade de terrasse de café semble être
la bordure de son petit lit, comme s'il venait de s'éveiller à la
réalité après
son cauchemar, il regarde effaré autour de lui… Comme les
grandes personnes sont bonnes et adultes et mûres… Oh comme il n'a
pas su être sage et charitable !
Une
larme chaude de gratitude coule de ses yeux, juste en même temps qu'il
tend le bras… il est sûr de recevoir quelque chose. Et
déjà il dit chaleureusement et en tremblant :
- Dieu
vous le rendra…
Il serre la pièce contre son cœur ne cesse pas de la regarder pendant qu'il poursuit son chemin. L'homme de grande taille le suit du regard et remarque distraitement que des costauds comme ça feraient mieux d'aller travailler.