Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
L'admirateur
Il
a même un peu pâli, bégayé d'émotion, il avait
les yeux rivés au sol à notre première rencontre.
- Pardonnez-moi
– a-t-il dit avec un sourire gauche, maladroit, en évitant mon
regard. – Cet instant n'est pour vous qu'un épisode mineur,
un hasard éphémère. Vous ne pouvez absolument pas
comprendre ce qu'il représente pour moi.
Je
n'ai pas saisi au début, puis j'en ai rougi, constatant à quel
point il en pâlissait. Il n'a pas manqué de le remarquer et il en
a pris un peu d'assurance. Il a ri sur un ton d'autodérision
inconfortable.
- Mon
Dieu, considérez que je suis un de vos admirateurs inconnus, ils doivent
être légion. Évidemment vous l'ignorez mais moi j'ai
très souvent pensé à vous… à ce que j'ai
entendu dire de vous, à ce que vous aviez dit… à vos
enseignements… J’ai tout noté avec précision, tout, mot pour mot…
Spécialement dernièrement, en cette période
particulière de ma vie… ce qui était fort
intéressant… Mais ce qui naturellement ne peut pas vous
intéresser…
Il
a encore ri. Je me suis aussi troublé et pour le dissimuler je l'ai
assuré avec un zèle exagéré qu'au contraire
j'étais infiniment intéressé par lui et par tout ce qui
avait pu lui arriver.
Entre-temps
plusieurs personnes nous ont rejoints, je me suis entretenu avec mes amis, lui
s'est tu avec attention et modestie. Je ne sais plus comment il est
arrivé qu'à la fin nous soyons restés entre nous. Nous
avons fait un bout de chemin ensemble. Si je me rappelle bien, il n'a pas parlé
cette fois de ce qu'il a souvent évoqué par la suite : il ne
cessait de sentir que tout ce qu'il disait était pure sottise, mais
même au prix de gros efforts aucun mot à la hauteur ne lui venait
jamais à l'esprit, tellement sa gorge était nouée.
Mais
son histoire, sa tragédie, il ne les a pas abordées, je n'en ai
rien su, plus tard non plus.
Le
prétexte sous lequel il m'a un jour rendu visite n'était que trop
transparent. Il l'a d'ailleurs vite délaissé. Avec prudence et
moult circonlocutions mais en méprisant visiblement ma sotte
sensibilité il a commencé à parler de moi. Il a
engagé un débat sur mes anciennes affirmations dont je ne me
souvenais même plus mais avec une telle véhémence, comme si
je venais de les prononcer. À mes faibles protestations il
répondait par un silence ironique et obstiné. Son silence
contenait une accusation : je lui jouais la comédie, je faisais des
simagrées, peut-être que je le méprisais ou supposais qu'il
ne pouvait pas me comprendre.
Je
l'ai revu de plus en plus souvent. Sa retenue envolée, il discourait
gaiement et abondamment, il me coupait souvent la parole comme pour me
protéger de moi-même, pour ne pas me laisser aller à dire
quelque chose d'indigne de moi. Il veillait en permanence sur chacun de mes
gestes, mes accents et, reconnaissons-le, en peu de temps il a très bien
fait le tour de mon caractère. Il décrivait mes habitudes, mes
manières, mes bizarreries inconscientes d'une façon
extrêmement frappante : plus d'une fois il est arrivé
à me faire rire à mes dépens.
Il
savait que chaque fois que nous étions ensemble je ressentais une sorte
de malaise embarrassé. Pour le compenser il affichait envers moi une
bonhomie quasi paternaliste ; quant à moi, j'essayais de me
rassurer me disant que l'intérêt, l'attention, même s'ils
paraissent lourds, sont signes d'affection, et ne pas les tolérer serait
de ma part pure méchanceté.
En
revanche mes amis, il ne les supportait pas. Par son silence d'abord,
ouvertement ensuite, il m'a fait savoir qu'ils m’étaient
nuisibles, néfastes, ils me détournaient de mon chemin, de mon
but, de ma mission. En effet, il avait une foi inébranlable dans mon
chemin, mon but, ma mission, une foi dans la lutte, dans le corps à
corps spirituel que je devais mener avec moi-même pour l’accomplir.
J'avais
honte de dévoiler cette singulière relation devant mes amis. Ils
ne la comprenaient pas, aucun ne savait où le caser, ils
s'étonnaient chaque fois de ses apparitions inattendues à mes
côtés. L'un d'eux m'a carrément lancé à la
figure que j'étais ridicule et ma vanité de dorloter cette
ennuyeuse tique dépassait la mesure, car je buvais sa servile
admiration. Bientôt à cause de lui on ne pourrait plus
m'approcher. J'ai essayé de le défendre, de me défendre,
sans conviction. Lui, il le savait et son hostilité, sa haine pour mes
amis en est devenue féroce.
- Salut,
m'a-t-il lancé ironiquement sur le mail (tiens, depuis quand on se
tutoie ?), je ne veux pas te déranger, je vois que vous vous amusez
bien.
En
ce temps je le fuyais déjà.
Parfois
je me faisais porter absent, parfois je me sauvais de chez moi. Ça ne
m'ôtait pas mes scrupules puisque je voyais bien qu'il n'était pas
bien dans sa peau.
Un
soir il m'a attendu dans l'escalier. Il avait attendu longtemps et dehors il
neigeait.
- J'ai
à te parler. Je dois te dire que tu mènes une vie
épouvantable, j'en suis révolté. Tu t'avilis, tu cours
à ta perte, tu en mourras. Que deviendrai-je si je perds ma foi en toi,
l'unique foi que je nourris en l'humanité ?
J'ai
essayé de le rassurer, je me suis défendu, j'ai dit qu'il jugeait
peut-être mal
En
même temps un de mes amis descendait, il venait
- Ah,
votre serviteur. Je vois que vous ne me reconnaissez pas, aucune importance,
vous m'avez pourtant vu une fois dans l'ombre de ce grand enfant-ci. Nous avons
justement une petite altercation mais rien de grave, n'est-ce pas ?
Nous
étions tous deux terriblement gênés, mon ami et moi.
L'autre s'en est aperçu mais cela ne l'a nullement fait taire.
- Bon,
je n'ai pas que ça à faire, la rencontre était fortuite,
j'avais quelqu'un à voir dans le quartier. Adieu, ne vous
dérangez pas, salut mon pote. Je me permets de vous prier de veiller sur
lui, il est d'humeur morose, d'humeur à moraliser. Salut !
Avec
la légèreté d'une plume mais sans équivoque
possible il m'a tapoté l'épaule et il a dévalé
l'escalier.
La
suite a tout d'un cauchemar.
Taciturnes
mais soulagés, mon ami et moi avons fait demi-tour pour remonter les
marches. J'ai senti que quelque chose lui pesait, il avait quelque chose
à me dire. Mais avant qu'il pût ouvrir la bouche on a entendu des
pas de course plus bas, au niveau du deuxième étage.
C'est
l'autre qui revenait. Il haletait en nous rattrapant.
- Je
n'ai pas trouvé le type chez lui ! Alors j'ai pensé bien
faire de vous rejoindre.
J'en
avais le souffle coupé. Mon ami se trouvait quelques marches au-dessus.
Il
m'a tapé sur l'épaule.
- Qu'est-ce
que tu as à me regarder ? Voyez le beau moraliste !…
Oserais-tu m'en vouloir de t'avoir un peu rabroué à cause de ta
stupide misanthropie !… Voyez, Monsieur… heu… pardon,
j'ai oublié votre nom… Comme ce gros bêta a mal pris la
chose !… Dites-moi, n'ai-je pas raison de le gronder… on n'a
pas le droit de se laisser aller comme ça… Tu es vraiment trop
gnangnan… Regardez-le donc… il est tout secoué… sa
cravate est de travers… Si je ne veillais pas sur lui…
Il
s'est mis à tirailler ma cravate.
- De
quoi tu as l'air ?!… Est-ce qu'un homme public a le droit d'avoir
cet air-là ?!… Pouah !
Il
m'a craché à
J'ai
dû blêmir, des mots qui m'étaient étrangers ont
jailli difficilement, péniblement, étrangement, ma gorge s'est
étranglée.
- Non
mais… foutez-moi le camp… Impudent personnage…
J'ai
encore vu dans sa bouche ses dents éparses ricanantes. Il a
reculé d'un pas puis sauté en avant, il s'est jeté sur moi
et de son poing il a frappé mon visage de toutes ses forces. Il s'est
élancé vers l'escalier obscur comme se jetant dans la profondeur
du néant.