Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Affreux[1]

 

Je suis le seul à savoir cela, le seul.

Il est si affreux que personne jamais ne doit l'apprendre, surtout pas elle, Amanda, ma compagne fidèle devant Dieu et devant les hommes à travers les sentiers des vingt-cinq années de notre mariage, et qui est persuadée que ce mariage fut la merveilleuse conséquence de cet après-midi merveilleux qu'elle a coutume de désigner ainsi : "lorsque nous nous sommes trouvés".

Je suis le seul à savoir.

Je suis le seul à savoir que cet après-midi-là…

Ça s'est passé durant la première moitié de la seconde heure de ma visite chez elle. Je me rappelle chaque minute avec précision. Nous étions seuls, Amanda et moi, dans la pénombre du salon, à cette époque nous restions déjà fréquemment seuls ainsi sans nous avouer l'importance que cela revêtait, elle seule pressentait peut-être quelque chose si elle scrutait son cœur.

Nous parlions de livres. Je me souviens, j'écoutais ma propre voix avec un frémissement agréable en un discours mi-sentimental, mi-spirituel. J'avais une jolie voix profonde à cette époque et je savais qu'elle aimait l'écouter. Je me rappelle aussi que je venais de citer l'exemple d’Anna Karénine pour justifier une théorie sur l'amour que j'avais à l'instant même improvisée en quelques lignes grandioses. Pendant que j'analysais l'amour de Vronsky pour Anna j'ai subitement pris conscience comme sous l'effet de la foudre du changement qui se manifestait dans mon for intérieur. Je me sentis pâlir. En même temps une vision s'éclaira en moi, l'antichambre que j'avais traversée. Je me tourmentai pour imaginer divers couloirs mystérieux que je longerais en catimini, tel un fantôme, je disparaîtrais puis réapparaîtrais sans que quiconque y comprenne quelque chose.

Je devais être au milieu d'une phrase parce qu'Amanda me regarda effarée. Après s'être tu une minute elle me demanda doucement, silencieusement, un peu à regret :

- Pourquoi vous êtes-vous interrompu ?…

Je m'efforçai de produire un sourire hésitant.

- Je l'ignore… Je dis tant de bêtises…

- Quand vous disiez que ce mot de Vronsky symbolise l'instant de la naissance de l'amour comme plus secret et plus profond que l'instant de la naissance physique véritable ?…

- Oui… Le dire ainsi est peut-être une sottise mais…

Je ne me sentais pas capable de poursuivre. Mais elle à ma plus grande surprise n'était plus étonnée de mes balbutiements. Elle se tut un long moment puis dit très simplement et très sérieusement :

- Ce n'est pas une sottise.

Non, ce n'était pas possible… Je n'en pouvais plus… Je me suis levé sous l'effet d'une soudaine résolution.

- Amy (je la nommais déjà ainsi), je dois partir… J’ai déjà abusé de votre temps…

Elle m'a regardé les yeux écarquillés, le regard sérieux, pénétrant. J'ai essayé de me détourner, elle me gênait.

- Pourquoi avez-vous pâli ? – demanda-t-elle enfin.

- Moi ?… Pas du tout…

- Asseyez-vous.

Puis, devant mon hésitation effrayée, plus vigoureusement :

- Asseyez-vous. Je ne vous laisse pas partir en cet état d'émotion.

Je l'ai regardée et j'ai vu avec étonnement qu'elle pâlissait elle aussi et qu'elle levait sur moi un sourire singulier, bienveillant. Comment, elle n'est tout de même pas…

Mais je n'eus pas le temps d'achever ma pensée. L'instant suivant elle était déjà assise contre moi sur le canapé sur lequel elle m'avait acculé en douceur. Elle m'avait pris les deux mains et ne les lâchait pas.

- Voilà… Et maintenant… regardez-moi… Dans les yeux… - dit-elle et ses lèvres se crispèrent.

Je balbutiai quelque chose. C'est impossible, une peur panique m'a foudroyé, je ne peux rester une seconde de plus. C'est affreux ! En revanche… Non, plutôt la mort. Ma figure devait être repoussante.

- Ervin… reprenez vos esprits… petit bêta… seriez-vous capable de vous en aller sans… sans d'abord… Recevoir une réponse…

Que pouvais-je dire ? Mes cheveux se hérissaient, mon front s'est couvert d'une sueur froide.

Elle a ouvert la bouche, elle l'a refermée, puis elle s'est penchée tout près pour me demander en chuchotant :

- Pourquoi ne l'avez-vous pas dit ?… Comment pouvais-je le deviner ?… Songer que si par hasard je ne vous avais pas regardé au moment où vous avez pâli… à cette phrase là…

Jésus, Marie, que vais-je devenir !

Elle a insisté.

- Pourquoi n'avoir rien dit ?

Il fallait parler… N’importe quoi…

- J'aurais dû parler…

- Vous n'avez pas eu le courage ?

- Non.

- Chéri…

Nous nous fixâmes, moi blême, le front en sueur, elle la main sur le cœur, les paupières entre-closes, comme souriant aux anges. J'ai sursauté. Elle m'a retenu. Il fallait aller jusqu'au bout.

Elle a complètement fermé les yeux pour chuchoter vite, fiévreusement :

- Non… ce n'était pas une sottise… c'est comme tu l'as dit… comme tu me l'a dit… comme ça t'a si bien échappé… et ça m'a saisie… Moi aussi… Gros bêta… de quoi avais-tu si peur ?… Puisque moi… moi aussi… Embrasse-moi…

Elle m'a attiré jusqu'à sa bouche. J'ai dû l'embrasser. Elle a poussé un petit cri, puis elle a sursauté. Elle a écarté les bras.

- Maman ! Maman ! – a-t-elle crié.

Ma panique est parvenue à son comble.

- Pour l'amour du ciel…, chuchoté-je, relâchez-moi… je ne supporte pas… Pas devant moi…

J'ai entendu les pas de la mère. Le moment est venu où je pouvais fuir comme si je le faisais sous le choc de l'émotion d'une situation dramatique. Depuis l'antichambre j'ai encore entendu que mi-pleurant, mi-riant elle s'est jetée dans les bras de sa maman.

- Maman… maman… Je serai la femme de Ervin… il m'a embrassée…

Qu'est-ce que ça pouvait me faire ! J'ai arraché la porte, j'ai dévalé les escaliers quatre à quatre… Dehors le soir tombait déjà, des étoiles s'allumaient sur la voûte céleste du printemps velouté… J'eus besoin d'une seconde pour m'orienter puis tel une flèche j'ai foncé vers les bras encourageants et compréhensifs du bosquet mystérieux, silencieux et ombreux qui me souriait au-delà du jardin…

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil "La ballade des hommes muets"