Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Secret
Oui, maintenant je
sais… je comprends comment cela s'est produit, a pu se produire, pourquoi
il fallait tant peiner, tant rougir… Maintenant j'ai clairement
aperçu un instant son visage éclatant d'allégresse, je
croyais alors que c'était celui de Dieu, du Seigneur tout-puissant qui
un jour m'avait ordonné d'aller naître… Je suis donc parti,
j'ai revêtu, honteux et rougissant, le linceul blanc des âmes
naissantes… Et à ce moment-là, avant que j'aie pu franchir
le seuil de la porte ouverte à travers laquelle j'ai aperçu de
loin pour la première fois entre les nuages dorés le Globe
Terrestre bariolé, il a surgi à mes côtés, il m'a
tiré un instant à lui, s'est épanché à mon
oreille, j'ai senti sa chaude haleine.
Et
prestement, en quelques mots brefs, il m'a soufflé le secret. J'ai
viré au rouge et mes pupilles se sont dilatées. Lui, il m'a
lâché les mains, avant de les rattraper une nouvelle fois pour
ajouter encore rapidement : "mais ne le dis à personne, hein,
rien qu'à elle !"
J'ai
ensuite franchi le seuil tout en fixant le globe terrestre de mes yeux, mais
à ce moment tout est devenu noir… Et le sommeil inconscient et
cette obscurité ont duré des années, de longues
années.
Je
devais avoir neuf ans ou à peine quand pour la première fois j'ai
repris conscience du secret. Nous jouions, Ilonka et
moi, derrière le cagibi… Ilonka
était une petite paysanne à fichu rouge et lèvres rouges.
Nous jouions à attrape et elle courait devant moi, la palissade s'est
brisée, j'ai trébuché et je suis tombé sur Ilonka, nous avons roulé tous les deux en
dévalant la pente… Le temps d'arriver au fond, mes joues aussi
étaient rouges et je me suis souvenu… Effrayé, j'ai
regardé autour de moi si quelqu'un avait remarqué ma
figure… Et en levant le regard sur Ilonka je
suis resté figé : elle venait de réprimer un petit
rire de gorge comme provoqué par des pleurs ou le hoquet. J'ai eu un
instant le soupçon que c'était elle.
Puis
un jour j'étais étalé seul dans l'herbe en train de
paresser, sous mon nez une coccinelle tentait de grimper à la tige d'une
marguerite ; en haut elle s'est arrêtée, elle a
réfléchi, elle a levé ses élytres, ouste, elle
s'est envolée…
Des
filles couraient, l'une d'elles montait sur un talus, elle haletait. Puis la
balançoire s'est élancée, une jupette a tournoyé le
temps d'un éclair. Puis au cirque des demoiselles aux bras blancs ont
dansé. Une dame est arrivée de Vienne, elle est descendue chez
nous pour quelques jours, ses lèvres humides étaient toujours
légèrement entrouvertes. Cela m'a longtemps fait croire que c'est
à elle que je devais avouer le secret qui m'avait été
confié. Le soir, quand il faisait noir, je fixais la pointe de mes
souliers, à côté ça riait et ça jouait du
piano et ça bavardait. Si elles savaient… si elles savaient ce que
je suis seul à savoir… si elles voyaient… si elles voyaient
ce que je suis seul à voir… seul, moi seul en ce monde… le
monde entier en frémirait, tous ces adultes gais, ignorants,
imbéciles se figeraient… Le son du piano se tairait, ils se
rueraient tous vers ma porte, ils me regarderaient bouche bée, les yeux
sombres grands ouverts… Mais je ne peux pas le leur dire. Je ne le dirai
qu'à elle qui seule le comprendra.
Ainsi
je traînais mon secret sans jamais en parler
à personne. Dans la cour de l'école nous jouions au ballon, je
riais et je bavardais, je participais à tout comme les autres, je jouais
avec les garçons et avec les filles… Et ils ont cru que je leur
ressemblais. Moi seul je savais que j'étais étranger au milieu
des êtres vivants, seul je savais que j'étais un astre solitaire,
un monstre inconnu, un être miraculeux et maudit que l'on ne peut
comprendre ni sur la terre, ni au ciel, ni même en enfer, car je ne peux
pas partager le secret que je détiens.
Les
enfants, les enfants… garçons et filles… mes compagnons en
ce monde superbe… Ne parlons pas de cela, d'accord ? Maintenant je
sais, oui, oui, bon, bon… assez… Je sais, je me suis trompé,
assez, assez ! Je me bouche les oreilles ! Je sais, j'ai appris et
j'en enrage, ça me fait très mal, j'ai terriblement honte de
cette farce imbécile… Ce petit mufle de farfadet s'esclaffe dans
sa barbe. Oui, c'est lui qui m'a trompé, moi comme nous tous. Oui…
je sais désormais que vous le savez aussi, mais vous ne m'avez rien dit,
vous pensiez que je ne le savais pas… mais c'est vrai, n'est-ce pas, que
nous étions de bonne foi, c'est vrai n'est-ce pas que nous n'avons pas appris le secret les uns
des autres mais de lui… C’est lui l'organisateur de la farce,
cette idée malicieuse, vile, méchante vient de lui, il nous l'a
soufflée à chacun séparément, non pas
collectivement, avant notre venue au monde. Et à chacun de nous
séparément il a prétendu ne le dire qu'à lui, que personne d'autre n'est au
courant… Garçons et filles, comme il a dû rire de nous
à nous voir faire le sérieux, le cachottier, à nous
mépriser les uns les autres…
Je
le sais maintenant, n'empêche que ça me fait toujours mal…
Elle fait toujours mal cette farce macabre. N'en parlons plus… Soyons
solidaires, d'accord ? Continuons de garder le secret… Et quand tu
le Lui chuchoteras à l'oreille, Lecteur anonyme laisse-la s'imaginer
qu'elle l'a appris de Toi, comme moi aussi je l'ai cru. Je promets de ne rien
dire, je ferai semblant de tout ignorer, jure le moi toi aussi, d'accord ?
Et quand nous en parlerons entre nous, jamais aucun tiers ne devra l'entendre, parce que tout dégoût et toute
honte et toute hideur proviennent de cette tierce personne qui
écoute à la porte… Le secret continuera d'être
transmis d'un seul à un seul autre,
pour que le secret reste un secret que tout le monde ignore sauf Moi et Toi,
sauf Toi et Elle, sauf Elle et Moi.