Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Nuit d'insomnie

 

Dormir… dormir… dormir…

Évidemment si je ne cesse pas de me répéter ça, il n’est pas étonnant que je n'arrive pas à m'endormir… C'est comme si quelqu'un se tenait debout près de mon lit et qu'il me pressait de dormir de plus en plus fort jusqu'à me hurler à la fin aux oreilles… Âneries. Qu'est-ce que c'est dormir ? C'est l'engourdissement de la conscience, la cessation de toute contrainte cérébrale intérieure ou extérieure. D'un point de vue sémantique tout impératif, toute absence de volonté, est psychologiquement une interruption de la liaison entre la conscience supérieure et la conscience inférieure, la suspension de la censure, du contrôle des associations d'idées. Dans une optique physiologique c'est une anémie des vaisseaux sanguins nourrissant le système nerveux central. De toute façon c'est exactement le contraire de ce que je suis en train de faire. Pour réussir à m'endormir je suis libre de penser à tout sauf à ce que je veuille dormir. La volonté sert à se réveiller et non pas à s'endormir. C'est comme la pierre philosophale : pendant la fabrication de l'or il est interdit de penser à ses lacets.

Alors il vaut mieux se concentrer sur le contraire, n'est-ce pas ? À ce que non, je ne veux pas dormir, loin de moi cette idée, alors je m'endormirai peut-être. C'est un peu tordu mais on peut essayer. Voyons. Il y a ici un homme dans son lit qui ne veut pas dormir. Au contraire, il veut absolument rester éveillé, il a besoin de réfléchir, il a des affaires pressantes. Pourquoi alors est-il couché au lit ? Balivernes. La question est mal posée, c'est arbitrairement que l'action d'être au lit a été liée à la notion de sommeil. La position couchée est elle-même une chose toute relative si l'on veut. Einstein a raison. C'est une question de point de vue. Je crois qu’Einstein a écrit quelque chose sur des êtres imaginaires qui vivent dans un plan, et comme il doit être étrange pour eux d'imaginer notre vie tridimensionnelle. Et bien alors. À regarder le tout latéralement, la position couchée peut très bien être considérée comme une position debout. Autrement dit, je peux très bien prétendre si je veux que je ne suis pas couché mais que je suis debout horizontalement sur place. Mais pourquoi suis-je donc debout sur place ? C'est là que le bât blesse évidemment, et Einstein a oublié de l'envisager. Il est inouï que cela ait été à moi de le trouver ! Encore heureux que je ne me sois pas endormi, je devrais absolument l'écrire à Einstein.

Je crois que c'est le placard qui est à l'origine de tout le mal. Si par exemple le placard n'était pas placé là, entre la fenêtre et la porte… mais… Ce n'est pas là qu'il est ! Que se passe-t-il ? C'est vraiment bizarre, je croyais que le placard était ici, pourtant il est en face. Quelle distraction ! Bien sûr je suis couché sur mon côté gauche et pas sur le côté droit comme je le croyais. Ou bien serais-je inconscient ? Mais non, c'est justement là le problème, que je ne dors pas, pourtant il faudrait bien parce que demain matin je devrai me lever de bonne heure. Attendons un peu, je me retourne à droite, sinon je n'arrive pas à m'orienter !

Où on en était déjà… Je ne sais plus où j'en étais, pourtant j'avais une idée décisive en tête, l'oublier serait très grave, si bien que cela m'empêche de m'endormir… Comme j'étais heureux pourtant d'y avoir pensé ! Il faut absolument que je la retrouve… il s'agissait d'une chose importante, de quelque chose de décisif, ça j'en suis sûr… de quelque chose dont dépend tout mon avenir… une réflexion déterminante… mon bonheur en dépend… j'ai enfin trouvé quelque chose que j'avais cherché vainement toute ma vie, je venais enfin d'accéder à la solution qui apporterait le tournant tant souhaité… C’est terrible ! J'ai oublié !… il faut absolument la retrouver… aïe… je vais étouffer si cela ne me revient pas… l'avenir… la solution… le tournant… Oui, c'est ça, le tournant ! C’était bien dedans… se retourner… Ça y est !!… Il faut me retourner dans le lit à cause du placard !!

Est-ce cela, la grande résolution décisive ? Ça n'en valait pas la peine. Mais retournons-nous toujours. Mais de quel côté ? À droite, à gauche ? Cela dépend du placard. Mais justement, tout à l'heure ce placard était encore là… Et maintenant il est de l'autre côté. Bien sûr, seulement si je veux. Comme c'est bizarre. Je ferme les yeux et arbitrairement je décide que ce placard, centre de mon système solaire, origine de mon système de coordonnées, se trouve, disons, par ici. Dans ce cas la fenêtre est par là, et moi… Hou, kyrie Eleison, mais alors je suis couché à l'envers dans mon lit !!… Tête-bêche !… Ou alors c'est tout mon lit qui s'est retourné ?!… Ha, ha, ha… Ça, c'est drôle, mon lit qui s'est retourné… il s'est dirigé vers la porte… je m'imagine dedans… tiens, je ne peux même pas l'imaginer autrement que comme ça… comme c'est désagréable… il faut vite le retourner… bien sûr, seulement en imagination… Mais ça ne marche pas !!… Quel dommage que j'aie fermé les persiennes, ce maudit noir…         aïe… je n'en peux plus… le lit à l'envers… un petit effort… Ça ne marche pas !… Hé… Au secours !… J'ai perdu la tête !!… Assassins !!… Le placard… au secours… le placard… Où est le placard ?!… mettons qu'il est là… et que la fenêtre… oui… ah oui… il tourne… le lit commence à regagner lentement, en haletant, sa place initiale… à la bonne heure… C’était dur, je suis plein de sueur… Je vais peut-être pouvoir m'endormir… À condition que rien d'autre ne me vienne à l'esprit.

 

Suite du recueil