Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Honneur viril[1]
Il faut qu'il y ait scandale.
Mais
malheur à celui par qui le scandale arrive.
(La Bible)
Ensuite tout se
passa rapidement, en quelques minutes, comme une expérience de
laboratoire soigneusement et méticuleusement préparée par
un savant froid animé d'une brûlante ambition de découvrir
la Loi.
Pál regarda sa montre,
il alluma sa petite lampe et éteignit la grande, il posa les fleurs au
milieu de la table. Puis il alla au téléphone.
- …
cinquante-six … oui… Géza ?… C’est
toi ?… Ici Pál… Je te prie de
venir immédiatement chez moi. Tu dois être ici dans les cinq
minutes.
Il
s'assit, tenta de sourire et s'étonna un peu de ne pas y parvenir.
Cinq
minutes plus tard Géza arriva.
- Salut.
- Salut.
Il
toussa puis regarda chaleureusement, calmement l'autre homme dans les yeux.
À la sérénité de sa voix il mêla
malgré tout suffisamment de compassion pour lui permettre de poser la
main sur l'épaule de son ami.
- Alors
voilà. Je t'ai parlé d'honneur viril, de solidarité
masculine, de l'amitié qui donne de la force face à la tentation,
qui est plus forte que la vanité. Tu doutais. Cette fois peut-être
tu ne douteras plus. Écoute-moi, rassemble tes forces. Dans quelques
minutes ta femme sera ici, chez moi.
Il
attendit pour laisser le temps à l'autre de retrouver ses esprits. Il
lui tendit même une chaise. Il ne poursuivit qu'ensuite.
- Depuis
des années je te répète que cette femme n'est pas faite
pour toi. J'étais sûr que tôt ou tard tu serais amené
à le reconnaître. Je voulais t'épargner que ce soit une
catastrophe orageuse et scandaleuse qui t'y contraigne et nuirait à ta réputation.
Je me suis donc décidé à exécuter moi-même
cette opération que l'on ne peut pas éviter, l'exécuter
aussi proprement et rapidement qu'un chirurgien, dans des conditions
aseptiques, avec des pansements propres. J'ai tout préparé dans
cet esprit comme tu pourras le constater. Comme je l'avais prévu, je
n'ai eu que très peu à faire la cour à ta femme. J'ai
commencé à la travailler il y a une semaine et aujourd'hui
déjà elle était mûre pour monter ici. Qu'y a-t-il,
pourquoi tu ne dis rien ? Tu ne te sens pas bien ?
Une
voix sourde, éraillée.
- Ce
n'est rien, merci. Seulement… Qu’est-ce que je dois faire
maintenant… ?
- Tu
passes dans la pièce à côté et tu attends. Et si tu
es d'accord, tu sortiras quand je te ferai signe. Tu peux me faire confiance,
je resterai calme et toujours ton ami fidèle comme en ce moment. Viens,
je t'y conduis. Comme ça. Tu t'assois ici, près de la porte.
Il
referma la porte prudemment. Quand il arriva au milieu de la chambre, la
sonnerie retentit. Juste à temps.
Et
tout se passa tout à fait comme prévu.
- Pál…
- Bienvenue,
Olga. Attendez, je vous aide à ôter votre manteau.
- Suis-je
à l'heure ?
- Oui.
Moi aussi.
- Vous
aussi ? Qu'entendez-vous par là ?
- Rien,
vous comprendrez. Ici… C’est ma chambre. Asseyez-vous.
- Sur
le sofa… Je peux ?
- Vous
pouvez.
- Comme
elle est gentille cette chambre… Comme un petit nid.
- Oui.
- Vous
m'aimez ?
- Oui !
- Bon…
Mais pourquoi criez-vous si fort ? Est-ce que ça se
crie ?… Au contraire, ça se dit doucement… tout
près… de mon oreille… non, pas de mon oreille… De ma
bouche…
- Oui !!!…
- Qu'est-ce
qu'il y a ?! Pourquoi hurlez-vous de plus en plus fort ? C'est
vraiment bizarre… Qu'est-ce qui se passe… qui est ici ?…
à qui hurlez-vous…
Le
temps qu'elle arrive à la porte, le mari était déjà
là dans l'encadrement. La pierre, avant de tomber, resta suspendue
quelques instants au-dessus de leur tête, au bord du montage
expérimental, au point mort. Il lui fallut au moins trente secondes pour
tomber.
- Géza…
mais alors vous… ha, ha, ha ! Alors c'est une conspiration !
Vous êtes vraiment marrants !…
Silence.
- Bon,
bon. Ce n’est pas la peine de faire une mine d'enterrement… vous
n'avez pas honte, tous les deux… une blague aussi puérile…
À moi !… Alors !… Tu ne ris même pas ?
- Disparais !
Je ne veux plus te voir !
Cris,
vacarme, crise de colère, larmes, malédictions, menaces. Puis
dès qu'elle eut disparu, le silence revint. Pál
aida son ami à descendre l'escalier parce qu'il marchait difficilement.
Au portail il l'appuya contre le mur comme un paquet quelconque, le temps de
courir héler une voiture. Il revint vif, souple, plein d'entrain. Et un
flot de paroles :
- Bon,
ça va, c'est fini, tout ira bien. Maintenant je te raccompagne gentiment
chez toi, tu te couches. Moi je me chargerai de tout. Tout passera vite, comme
un vilain rêve. Aujourd'hui même tu demanderas le divorce…
Affaire facile, infidélité conjugale… Qu'y a-t-il, dis
enfin quelque chose… Monte ici dans la voiture… Mais pourquoi tu ne
dis rien ? Tu es bizarre ! Je conçois que ça fasse mal,
mais tu pourrais tout de même dire quelque chose à moi. À ton ami !… Qui t'a rendu ce fier service !… Pour te
guérir !… Pour te rendre à
toi-même !… Qu'est-ce que tu dis ?… Pourquoi tu
veux descendre ?… Tu ne veux pas rentrer chez toi ?…
- Si.
Je rentre chez moi.
- Alors
pourquoi tu veux descendre ici ?
- Parce
que je veux aller à pied.
- Tu
veux qu'on aille à pied ?
- Je
vais à pied.
- Tu
vas ? Mais pas avec moi ?
- Je
vais à pied.
- Tu
ne veux pas marcher avec moi ?
- Non.
Pause.
Pál rougit lentement.
- Tu
t'imagines… que j'ai joué la comédie ? Que j'ai
triché ?
- Non.
- Tu
ne crois pas que j’aie fait cette mise
en scène pour toi, à cause de toi ?
- Si,
je le crois.
- Tu
doutes de ma bonne foi ?
- Non.
- J'ai
eu tort d'agir ainsi ?
- Non.
- N'est-ce
pas une bonne chose que tes yeux se soient ouverts, tu es libre, tu
t'appartiens à toi-même, tu as connu la vraie
fidélité, celle d'un ami véritable.
- Oui.
- Ne
sens-tu pas que tu es devenu meilleur, plus fier, plus fort, comme
racheté ?
- Si.
- Alors,
qu'y a-t-il ? Tu ne ressens pas de gratitude pour moi ?
- Si.
- Que
dois-je faire, alors ?
- Hors
de ma vue, je ne veux plus jamais te voir.
[1] Cette nouvelle a
été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil
"La ballade des hommes muets"