Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
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fournisseurs
intellectuels de l'armÉe
Juillet
1916.
Un livre allemand m'est
tombé entre les mains, son titre : Zelbsterziehung zum Tod fürs Vaterland, ce qui signifie : Autoformation
à mourir pour la
patrie. Je n'ai lu encore que son titre, je ne peux pas en
formuler une opinion, je dis simplement et modestement : tout doux.
Après la déclaration humaine et sincère de la note
allemande pour la paix qui a enfin reconnu que la guerre n'est pas le bienfait
suprême de l'humanité, nous sommes quelques-uns à
ressentir, nous qui en trois ans n'avons pu oublier que nous sommes aussi un
peu citoyens d'un empire international, celui de la pensée – nous
ressentons un dégoût silencieux mais intense monté en nous
envers certains de nos confrères de plume qui, sans y être
invités, ont spontanément offert leur fourbi à
l'armée et dans leur grand zèle ont voulu être plus
Hérode que Hérode. Il ne faut pas craindre de parler d'eux
puisque le commandement militaire qui gérait ses affaires
lui-même, n'avait aucun besoin de fournisseurs intellectuels pour
l'armée. Désormais on peut et on doit sourire du brave
journaliste photographe qui dans un de ses papiers, encore au début de
la guerre, écrivant sur les soldats devenus fous sur le champ de
bataille – je peux encore le citer mot pour mot – s'enthousiasme
ainsi à un endroit : "…On m'a ensuite
présenté un deuxième soldat devenu fou sur le champ de
bataille qui a également perdu la faculté de parler et qui n'a
donc pu que par geste faire savoir au médecin qu'il voulait au plus vite
retourner au front…" En effet, on a lu des choses de cet acabit et
pire encore. Par exemple un correspondant de guerre allemand a écrit
dans un de ses livres que les soldats, après avoir frissonné
quatre jours sous la pluie et la grêle, chauffés par le feu du
patriotisme, sont devenus tristes le quatrième jour quand le soleil est
revenu et ils ne pouvaient plus souffrir pour la patrie.
Nous sommes persuadés que
si la direction de l'armée les a remarqués, elle était
tout aussi dégoûtée de ces malheureux fayots que ce
professeur de bon goût qui, en ramassant les dissertations de la classe,
est tombé sur celle du bon élève qui ne s’est pas
contenté d'approfondir largement son sujet, mais en plus, entre les
lignes, risque quelques épithètes flatteuses dans le genre :
"comme notre cher professeur très respecté nous l'a si
merveilleusement expliqué la semaine dernière…"
Ces "bons
élèves" de notre petite classe, communauté qui a ou
devrait avoir la vocation de dire ses pensées et ses sentiments sur le
monde, qui au grand examen ont parlé à notre place et ont
félicité en notre nom Monsieur le professeur – ces
messieurs les écrivains trop zélés feraient mieux de se
taire et de ne plus se porter truchement des "sentiments de la
classe". Nous autres qui nous sommes tus et nous nous sommes instruits,
serons capables de transmettre nos sentiments quand cet examen
épouvantable aura pris fin et la vie nous réclamera d'accomplir
ce qui est notre vraie vocation : écrire la vérité
repensée avec l'esprit de la maturité virile et ressentie avec le
cœur.