Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
bras et
jambes
Mars
1916.
Je lis :
Un médecin français
a inventé un produit désinfectant qui rend superflu l'amputation
des membres, même dans les cas où auparavant il était
impossible de sauver le blessé autrement. La plaie infectée est
nettoyée, la guérison suivra, le médecin rend son malade
sain et sauf à la société…
Je le lis et deux minutes plus
tard je m'avoue avec étonnement que cela ne me réjouit pas, au
contraire je ressens gêne et inquiétude, un goût désagréable,
je suis abattu comme si… Oui, c'est ça, comme s'il s'agissait de
la découverte d'une nouvelle substance explosive qui détruit et
tue à plus grande échelle.
Il le rend sain et sauf à
la société …
Mais qu'est-ce qui
m'arrive ? Serais-je méchant et immoral ? Je ne me
réjouis pas que la science victorieuse sauve mes
congénères ? Voyons, en principe je me connais comme un
homme de cœur. Il ne s'agit apparemment pas du fait qu'on le sauve,
jusque-là ça irait. C'est "le rendre à la
société" qui cloche.
Je me rappelle, avant
l'éclatement de la guerre, en Roumanie, j'ai déjà
été pris d'une inquiétude semblable. Un entrefilet avait
paru dans un quotidien roumain annonçant que, sous le patronage de
quelques élégantes, la croix rouge avait créé une
section roumaine, elle s'était mise diligemment au travail, elle avait
construit des hôpitaux. Il n'avait pas encore été question
de déclaration de guerre, d'ultimatum, les ambassadeurs discutaient en
grande courtoisie, "veuillez agréer l'expression de ma très
haute considération…", "Je peux assurer Votre Excellence
de ma plus haute…", s'écrivaient-ils, alors que pendant ce
temps la bienfaisance, cette vieille demoiselle zélée aux coudes
osseux, se préparait déjà, elle cousait des linges, elle
enroulait de la charpie, elle astiquait des tables d'opération, elle
dressait des lits pour les soldats qui pour le moment allaient et venaient,
bien portants, intacts, mais l'œil prévoyant de la bienfaisance
voyait déjà sur eux les trous béants ensanglantés.
La guerre dormait encore profondément en ronflant, mais la bienfaisance
s'affairait déjà autour d'elle, dans ses petites pantoufles qui
crépitent elle faisait tinter des couteaux, cliqueter des assiettes
– ça y est, vous pouvez vous réveiller, disait-elle avec
fierté, je vous attends, j'ai préparé votre chambre. Comme
dans l'ancienne blague les deux commis voyageurs, c'est ainsi que Bonté
et Malheur étaient assis face à face, et la Bonté
dit : Parions dix forints que j'ai deviné ce que vous voulez. Vous
voulez la mort, les gémissements, des blessures horribles, des jambes
amputées, des viscères éviscérées. Et le
Malheur lui a passé les dix forints : "Vous n'avez pas
trouvé, mais vous m'avez donné une très bonne
idée."
Il existe des
vérités que l'on ne peut approcher que par le biais d'un
mensonge. Et il existe des méchancetés que seuls la morale et
l'altruisme rendent possibles : cette morale et cette
générosité naïves qui avancent et foncent avec
enthousiasme, se fraient un chemin, portent des flambeaux, sans se rendre
compte qu'elles ont tracé le chemin et qu'elles l'ont illuminé
pour la méchanceté, pour qu'elle puisse y exercer ses ravages.
Ô, science sage et
merveilleuse, qui cherche la vérité et la vie, tes yeux voient
jusqu'aux étoiles lointaines, ô science visionnaire, regarde
autour de toi, regarde sous tes pieds, prends garde ! Ô,
médecin français enthousiaste qui a encore ta découverte,
le produit miracle dans ta main tremblante de bonheur – arrête-toi
une seconde avant de courir à l'hôpital pour crier :
"Pitié pour le pauvre bras et la pauvre jambe ! Malheureux
blessé, lève-toi et marche et vis !" Car le bras et la
jambe ressusciteront et marcheront, mais la tête, avec le méchant
emportement dedans, les arrachera à tes mains et les reconduira dans la
colère de l'enfer pour qu'ils plongent dans la prison de la faucheuse
qu'il s'est creusée lui-même. Et tu le reverras, mort – et
la science enthousiaste, aveugle, se mettra de nouveau à travailler et
inventera un nouveau produit pour le ressusciter de ses cendres. Elle ressuscitera
le bras et la jambe et la tête et dans la tête la
méchanceté et la bêtise, et tout le mécanisme fou se
mettra à cliqueter et à courir et à foncer derechef
à la mort.
Science enthousiaste, le
problème est que tu ne vois que bras et jambes et tête, mais tu ne
vois pas l'homme entier. Tu sais dire à quoi servent les organes, mais
tu ignores à quoi sert l’homme entier.
Ce n’est ni le bras ni la
jambe que tu dois sauver ; c’est l’homme que tu dois sauver,
ô science ! Que ton règne vienne, fils de l’homme, toi
qui, peut-être, finiras par revenir à nous, simplement et
modestement, sans te targuer de venir de Nazareth sous n’importe quel
nom, sous n’importe quelle forme : peut-être vêtu des
haillons d’un pauvre savant travailleur qui attirerait notre attention
sur l’importance de la psychologie des masses. Viens, cherche et
découvre un produit qui désinfecterait l’âme malade
qui dépérit : fais-nous comprendre qu’il existe des
pathologies où il faut crever un œil pour que l’autre
apprenne à voir – et il faut amputer la jambe et le bras pour que
ce que nous appelons homme reste entier.