Frigyes Karinthy :  "Christ et Barabbas"

 

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commerce de guerre

Décembre 1914.

Un de mes amis commerçant raconte l'anecdote suivante qui est ennuyeuse mais mérite tout de même la lecture à cause de sa chute instructive.

Alors voilà, j'ai commandé un wagon de savon à quatre-vingt-dix fillérs le kilo. Préalablement à l'arrivée du transport j'ai examiné l'échantillon à fond, j'ai trouvé sa teneur en matières grasses un peu faible mais de toute façon j'avais perdu l'envie de faire cette affaire, je cherchais à me débarrasser au plus vite de ce savon.

J'ai rencontré Singer, je lui ai dit : écoute, regarde ce savon (et je lui ai montré l'échantillon coupé), je te le cède pour pas cher, il y en a un wagon, est-ce que ça te dit.

Moi, certainement pas, a dit Singer, mais passe-moi ce morceau, je verrai, j'arriverai peut-être à le caser.

Je lui ai passé le savon et il se trouve que le lendemain j'ai fait un tour à la bourse, j'y ai parlé avec des gens, j'ai étudié les cotations, s'il y avait quelque chose à en tirer. Je suis rentré à la maison, j'ai ôté mon pardessus tellement il faisait beau, j'ai flâné encore un peu sur les quais du Danube, j'ai regardé les femmes, j'étais d'une humeur étrange. J'ai pensé que quand j'avais vingt-deux ans, mon Dieu, j'habitais juste en face et je négociais de la pommade – ma foi, comme tout était différent, j'étais jeune et souple, un jour j'ai topé le matin pour dix wagons et le lendemain tout était vendu. Complètement ému de ces souvenirs, je sifflotais comme électrisé – de nouveau je me sentais jeune et fort et j'ai décidé de monter le jour même chez Bleyer pour conclure avec lui cette affaire sur les abats de bovins : hier ça me faisaient encore frissonner car c'est laborieux et risqué.

J'y suis monté en effet, nous avons conclu l'affaire, j'avais l'humeur au beau fixe, plein de vigueur, plein de projets, j'étais confiant en un avenir ensoleillé et radieux pour moi. Mais vers quatre heures le ciel s'est couvert, j'étais de nouveau de mauvaise humeur, mon cœur se serrait sans même que je puisse m'expliquer ce qui n'allait pas, simplement j'étais triste… Le poète a raison d'écrire, me disais-je, que le monde n'est qu'état d'âme… Tu vois, ce matin tu étais frais et dispos alors que maintenant comme si des nuages flottaient sur ton âme, avoue que tu n'as plus confiance dans les abats de bovins, tu crains la déveine, tu es inquiet…

Mes mauvais pressentiments se sont révélés justifiés. À quatre heures je me suis rendu au bureau où j'ai appris que dans quelques jours le prix des abats de bovins serait plafonné. Cette nouvelle m'a profondément secoué mais j'ai repris le dessus et j'ai décidé de supporter ce fléau avec courage et d'aller flairer autre chose, pour me refaire.

Vers les cinq heures Schalek m'a appelé et m'a averti confidentiellement qu'en savon on pouvait escompter une hausse des prix. Vous savez comme on est ! Dans mon âme volatile, versatile, quelque chose s'est ébranlé et j'ai été pris d'un désir avide de revenir au savon après ce flirt infidèle avec les abats de bovins. Mon Dieu, à quoi bon le nier, le cœur humain est volage, esclave des caprices du moment !…

Pour le moment il ne s’agissait que de rêveries et de méditations. Mais à six heures et demie au Hangli j’ai croisé Nemecsek qui m’a dit en passant qu’il aurait une affaire pour moi. Qu’est-ce que c’est, ai-je demandé. Du savon, a-t-il dit. Ça m’a donné des palpitations. Je me suis assis avec lui à l’écart.

Écoutez, a-t-il dit, j’ai un wagon de savon, mais je dois partir en voyage. Je vous les cède pour une couronne vingt car je suis pressé, vous les vendrez dès demain à une couronne quarante, voire cinquante. Qu’en dites-vous ?

Je lui ai dit que je voulais voir le savon. C’est possible, a-t-il dit, voici un échantillon. J’ai regardé l’échantillon, un peu étonné. J’ai demandé où était le wagon. Il a dit qu’on ne le lui avait pas encore envoyé, mais on pouvait tout de même conclure.

Que faire ? Le cours était favorable : j’ai acheté mon propre savon à une couronne vingt (j’ai reconnu la trace de mon couteau à lame courbée dans l’échantillon que j’avais passé à Singer le matin), mon savon que j’avais proposé le matin à quatre-vingt-dix fillérs. Tant pis, je gagnerai toujours vingt fillérs par kilo.

 

Suite du recueil