Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
Morte-Saison
Juillet
1917.
C'est
Tamás Kóbor[1]
qui nous a dit cela à l'éclatement de la guerre. Ce coup-ci,
a-t-il dit en toute simplicité, écrivains et journalistes, posez
vos stylos : une longue morte-saison commence. Dans la rue hurlait une
foule enragée, des canons roulaient en grondant et des cœurs se
déchiraient, une multitude jamais vue, des événements
jamais entendus, des cris rauques enthousiastes, des éditions
spéciales, le chaos. J'ai regardé, incrédule et
incompréhensif, ce visage cher et intelligent, ses mains calmes avec
lesquelles il tenait son cigare un peu de côté et je ne comprenais
pas ce qu'il entendait par là – parlait-il sérieusement ou
plaisantait-il ?
Aujourd'hui je comprends. Me
voici assis ici pour parler au nom de beaucoup d'autres, pour déclarer
quelque chose, demain c'est dimanche et le chroniqueur revoit six jours pour se
reposer le septième. Je me rappelle, c'était autrefois une
tâche banale, tant d'événements se déroulaient en
une semaine sur lesquels on pouvait méditer le samedi. On a
arrêté un escroc, quel escroc ! On en claquait la langue, la
bouche pleine de salive. Un homme politique s'est tué, un autre s'est
fait poignarder en duel. Un nouveau médicament a été
découvert, ô ciel, contre une maladie, un nouveau livre a
été édité sur l'amour, quelqu'un prétendait
qu'entre un homme et une femme une amitié sincère ne pouvait pas
exister. Que de tournants, d'ombres, de différences nuancées, que
de points de vue que l'on pouvait vérifier. Au cirque on a
présenté un cheval fort en calcul mental – quel sujet
séduisant, digne de la plume de Maeterlinck : comparaison entre
homme et animal, une possibilité inépuisable que l'on peut
deviner, provoquer, soupçonner, si on a du cœur et de
l'imagination. Des maisons incendiées, des femmes ont sauté par
les fenêtres – comment étaient-elles pendant qu'elles
vivaient encore ? Que pensaient-elles à leur dernier instant, c'est
comment, la mort ? Essayons de l'imaginer. Arrive l'automne, les
écoles ouvrent leurs portes, des problèmes subsistent, comment y
remédier, comment faire que plus de fleurs poussent dans les
squares ? Qui connaît mieux les femmes : celui qui n'en a
aimé qu'une ou celui qui les a toutes aimées ?
Où êtes-vous, bons
vieux sujets, charmants arbres de Noël colorés sur lesquels nous
accrochions des images de mots, des guirlandes de pensées et des cierges
d'idées magiques ? Voyons, sur quoi j'écris aujourd'hui, sur
quoi je porte ma réflexion, de quoi je tente de dépeindre
l'image, de quoi je tire la conclusion, sur l'importance de quoi dois-je
attirer l'attention du lecteur ?
La Russie… Kornilov[2]
contre Kerenski… Une guerre civile comme on n'en a encore jamais
vue… Par rapport à laquelle la révolution française
n'était qu'une grève de collégiens… Quoi
d'autre ? Riga a été occupée… Le Japon
s'arme… Le pape crie pour la paix… La Chine déclare la
guerre… Des peuples migrent, la marée des migrants est sur le
seuil, elle fait écrouler des états millénaires. La terre
se tord, mes amis, vie entame son orbite. D'Est en Ouest, une circulation
éternelle que Copernic a oublié de repérer…
Là-bas le monde tremble, des nuages de feu tourbillonnent, une nouvelle
aurore boréale : la plus grande bataille de l'histoire
universelle ! La plus grande bataille de l'histoire universelle et la plus
grande révolution de l'histoire universelle et le plus grand chef de
guerre de l'histoire universelle et les plus nombreux morts en héros
depuis que l'univers existe, et le plus grand canon, et la plus horrible
détonation, et le plus grand procès diplomatique depuis que le
monde existe, et le plus gigantesque mouvement de masse et le plus grand
événement depuis qu'il existe des événements dans
le monde – bref, tout ce qu'on a toujours vu en scoops, en
événements, en frayeurs, en mort et en vie, mis ensemble,
renforcé, à la puissance maximale, à la plus grande
échelle, des records, des atouts maîtres contrés et
surcontrés – événement, plus
événement, le plus événement !
Après tout cela votre
humble serviteur vous demande humblement, cher lecteur, sur quoi écrire,
qu'est-ce qui vous intéresse ? À juger de moi-même il
est évident que tout cela ne vous intéresse pas, pas plus que
moi : à l'instar de l'habitant de Niagara qui se
désintéresse du fracas le plus épouvantable du monde, ce
qui l'intéresse en revanche c'est un meuble qui craque dans la nuit
noire ou un nourrisson qui pleurniche dans son berceau – tout comme vous
vous désintéressez des étoiles du firmament mais vous vous
intéressez à la flamme de la bougie que vous portez à la
main ; de même vous vous désintéressez de la Terre qui
tourne autour du Soleil à l'ahurissante vitesse de cent millions de
milles et qui, en compagnie du Soleil, fonce à la vitesse de mille
millions de milles vers l'astre inconnu Alcyon, vers la profondeur inconnue et
sombre de l'espace, et vous foncez avec elle à la vitesse de mille
millions de milles – par contre ce qui vous intéresse c'est de
mettre un pied devant l'autre à la vitesse de cinquante
centimètres puisque vous voulez arriver quelque part.
Vu que ces temps-ci nous
fonçons si vite quelque part, j'affirme que moi, par exemple, ce n'est
pas la plus grande, mais la plus petite bataille de cette guerre mondiale qui
m'intéresse beaucoup, et j'aimerais que quelqu'un me la cherche dans un
dictionnaire : comment c'était et où a-t-elle
été menée ? Moi par exemple j'aimerais beaucoup
savoir qui était le plus petit chef de guerre du monde, et quand est
mort l'homme le plus gentil, et quel est le bruit minimum que la poudre peut
faire en explosant, et à quoi ressemblent les maisons que les fourmis
savent construire, et comment s'appelait le plus grand lâche de
l'histoire. Je pourrais penser et déclarer des choses bien
intéressantes sur tous ces sujets, mais comment les connaître, qui
les rapporte, qui s'en occupe ? Pendant qu’au milieu de cette
affreuse morte-saison le pauvre lecteur des journaux, affamé et
assoiffé, prend le quotidien du matin et tourne avidement les pages
à la recherche de quelque nouvelle sensationnelle. Il tourne les pages
et à la fin il fait un geste dépité : la plus grande
bataille de l'histoire universelle, se dit-il, deux millions d'hommes…
Huit cent mille tonnes… La plus grande révolution depuis que le
monde existe… Cinquante mille soldats tombés… Vingt mille
personnes brûlées vives dans le navire qui a sauté…
Les Cosaques ont transpercé neuf mille personnes à la
lance… D’accord, et puis après ?
Qui se rappelle encore
l'avidité avec laquelle les gens se sont jetés sur les tonneaux
en tôle du brave Béla Kiss[3] ?
Enfin, ont-ils soupiré du fond de leur cœur, enfin un
assassinat ! Enfin on a tué quelqu'un ! Enfin on peut
être terrifié, scandalisé, écœuré un
peu ! Les gens dévoraient les comptes rendus au mètre, ils
faisaient la queue en frissonnant devant les bureaux de publication où
des photos de la chambre du plombier de la banlieue étaient
exposées. Je me souviens d'une énorme affiche où de
grosses lettres annonçaient : "on a ouvert le septième
tonneau et on y a trouvé un cadavre", l'affiche a été
placardée sur le mur en dissimulant le communiqué de guerre du
jour qui se terminait par ceci : "des milliers de cadavres jonchent
nos positions".
Si vous
réfléchissez à tout cela, soulevez la question à
l'esprit d'un des meilleurs connaisseurs des désirs et des
intérêts humains, un des plus grands artistes de l'écriture
et de la création, Léon Tolstoï, pourquoi a-t-il
écrit l'histoire d’Anna
Karénine, cette femme capricieuse et amoureuse,
séparée de son mari, avec le même sinon plus grand
enthousiasme, les mêmes sinon plus grandes ambitions, recueillement et
fatigue, dans un aussi épais sinon plus épais volume que Guerre et Paix, cette histoire d'une
nation, d'un continent, du monde entier ?