Frigyes Karinthy : "Christ
et Barabbas"
Petit prince
Mon enfant
chéri,
Aujourd'hui papa va
te raconter une histoire particulièrement belle pour compenser ce
réveil trop matinal qui l'a empêché de venir t'embrasser.
Il était à Buda où il y avait ce matin une très
grande fête de Noël, colorée et bariolée, pleine de
messieurs et de dames en rouge, en bleu, en vert et en jaune – il y avait
aussi beaucoup de chevaux magnifiques, mon petit, et d'énormes carrosses
et plein de fleurs – s'il y avait aussi des petits chiens ? Pour
sûr qu'il y en avait, mais papa ne les a pas vus parce que c'était
trop brillant partout – des girafes ? ça papa ne sait pas, il ne s'en souvient pas, girafes
et éléphants sont au zoo, mon petit garçon, ne parle pas
maintenant, maintenant c'est papa qui raconte. Il ne te raconte pas tous ces
messieurs et dames, mais tu sais ce qu'a vu ton papa ? Et depuis qu'il l'a
vu il n'a pas pu penser à autre chose, ça a d'un coup rempli son
cœur et il attendait sans cesse que tout se termine et qu'il puisse
rentrer pour le raconter à son fils chéri. Papa a vu un petit
prince : eh oui un garçonnet de quatre ans dans un énorme
carrosse rouge et doré, avec sur sa tête un chapeau haut comme ça
avec des aigrettes, en dolman à brandebourgs dorés, des bottines
à éperon d'or à ses petits pieds. Le petit prince se
tenait assis très droit dans le grand carrosse rouge, comme ça,
tu vois, oui, comme ça, à côté de sa maman
chérie – avec sa petite bouche fière il saluait les gens,
à gauche, à droite vers les gens qui lui criaient
"vivat", "vivat", brave petit garçon, brave petit
Otto, car il se prénommait Otto[1].
Pendant ce
temps-là les chevaux ornés de fleurs et tous ces messieurs
très endimanchés défilaient et des canons tonnaient, boum,
boum et des cloches tintaient ding, dong et les gens ne cessaient de crier.
Et pendant que le
mignon petit prince saluait à gauche et à droite avec
sérieux comme il avait vu faire Madame sa maman, il devait certainement
penser qu'il était un très bon petit Otto, sage et gentil, et
tout le monde chanterait ses louanges parce qu'il n'a pas crié et n'a
pas voulu faire des caprices, mais il est resté sagement assis comme il
faut et a salué tout ce peuple – à ce moment papa aurait
donné très cher pour pouvoir l'attraper et embrasser partout sa
petite frimousse sérieuse et intelligente qui est si belle et si
gentille et qui fait semblant de comprendre de quoi il s'agit… L’embrasser
et le féliciter et lui dire que moi aussi j'ai un petit garçon
comme lui…
Oui, mon
petit… Ah, tu demandes… Qu’est-ce que tu dis ? Pourquoi
je ne l'ai pas amené ? Le gentil petit prince ?
Euh, comment te
dire… Ce serait… Un peu compliqué… Bien entendu, je ne
doute pas un instant que, quant à lui, il viendrait très
volontiers te voir… Il viendrait sûrement, il acquiescerait avec
sérieux et dirait : "Je te souhaite un bon jour !"
Et tu t'approcherais de lui et tu lui dirais "Bonjour, petit
garçon ! J'ai un cheval et un nounours, entre, petit Otto, viens
jouer avec petit Gabi !", et tu le prendrais par la main, et tu
serais très fier d'être bon et généreux de laisser
jouer le petit garçon inconnu avec ton nounours, éventuellement
avec la trompette aussi, mais sans qu'il souffle dedans : et si papa te
grondait et te disait que tu dois tout permettre au petit garçon, tu te
mettrais à pleurnicher, et papa n'arriverait pas à t'expliquer
les choses – et le petit prince ne comprendrait pas non plus ce que
dirait ton papa, vous êtes tous les deux des petits garçons et
vous comprenez forcément mieux ce que vous voulez faire ensemble. Comme
vous vivez dans un monde étrange, différent, si je me mettais
à t'expliquer que le petit Otto ne peut pas venir en visite chez nous,
et si j'en développais les raisons, tu me regarderais avec de grands
yeux étonnés et tu me demanderais :
"pourquoi ?" – et moi je serais coincé et je
découvrirais avec étonnement que de la même façon
que tu ne me comprendrais pas, je ne te comprendrais pas non plus, et je serais
incapable de te répondre – et si son papa expliquait au petit Otto
qu'il ne peut pas venir chez nous, il demanderait lui aussi sur le même
ton et avec les mêmes yeux : "pourquoi ?" –
exactement comme toi.
Il en sortirait une
fois de plus qu'il existe, vit quelque chose parmi nous, un grand, très
grand pays, le royaume des quatre ans, une grande république
composée de petits hommes tous pareils, aux yeux bleus, aux cheveux
bouclés, avec des langues différentes, des mœurs différentes
– et une vision du monde complètement différente…
Dans ce pays il n'y a pas de guerre et il n'y a pas de politique et il n'y a
pas de mots ambigus, signifiant autre chose que ce qu'on pense – dans ce
pays on se tutoie et on s'aime, dans ce pays, quand quelqu'un a faim, il dit
j'ai faim – si quelqu'un est fâché, il dit je suis
fâché… Dans ce pays il n'y a pas de noms de famille, il n'y
a que des prénoms, par conséquent, dans ce pays on ignore les
présentations, mais si deux personnes se rencontrent, elles s'en
réjouissent, s'étreignent et s'embrassent, puisque dans ce pays
il est inutile de définir qui est d'où, chacun est
apprécié pour ce qu'il est : un petit garçon gentil,
intelligent, franc, blond ou brun, qui ne planifie rien avec personne, il est
heureux d'exister et de jouer car le soleil brille, et l'autre est heureux
parce qu'ils jouent ensemble.
Petits
garçons, dites-moi comment vous faites ? Où est votre code
qui contient les lois les plus sages – où est votre parlement
où, il me semble, on adopte des lois qui pour tous apportent le bien et
le beau, la vie, la joie, tout ce à quoi aspirent tous les vivants sans
pouvoir les atteindre parce qu'ils les cherchent devant eux, quelque part dans
le futur – or ils devraient regarder en arrière car tout cela
fleurit derrière eux, dans votre pays, le seul vrai, beau, unique, digne
des êtres humains, où nous n'entrerons plus jamais.
Cher petit
prince !
Mon cher petit
garçon !