Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
rÊve
Mars 1918.
Non, arrêtez
de plaisanter, ce n'est plus la réalité, ce n'est pas vrai ce qui
se passe autour de nous – ce n'est plus le pays de la cause et de
l'effet, de la loi kantienne selon laquelle il existe quelque chose, une unique
vérité absolue et où la conscience n'est pas en mesure de
s'éveiller à une réalité supérieure à
celle-là.
Non, ne plaisantez
pas, ici autour de moi, ce n'est pas le monde auquel je suis né de
l'utérus de ma mère, celui que je croyais, celui qui se
reflétait en moi, une âme et une raison auxquelles je
m'accrochais ; où je posais les pieds, où je pouvais
dire : ici c'est l'eau, là c'est l'air, ceci est la
vérité, cela est le mensonge. Arrêtez, cauchemars, ombres
facétieuses, fantômes dansants – je sais que vous n'existez
pas vraiment, c'est mon cerveau qui me joue des tours, m'effraie et me
nargue ; un temps, oh, j'ai dû profondément dormir, j'ai cru
être éveillé, je le regrette et j'en ai honte, mais tout va
bien maintenant, grâce à Dieu. Laissez-moi vous regarder une
minute encore, folâtre carnaval onirique, naïf musée de cire,
infantile roman d'horreurs : ensuite je me pincerai, j'ouvrirai les yeux,
je prendrai une profonde respiration, ou je pousserai un grand cri, un cri
d'allégresse – et qu'ils soient perdus et que retombent dans la
profondeur chaotique tous les cauchemars ricanants, les rictus d'avortons,
craquements stridents aux oreilles, tous ceux qui se sont coalisés pour
rendre fou, détruire, étouffer en moi ce qui n'avait pas d'autre
but en ce monde que de comprendre le monde. Fini, assez – assez
plaisanté, ce méchant rêve dans lequel la cause ne
précède pas la conséquence n'a que trop duré,
où la lumière ne se répand pas en ligne droite, où
le mur ne reflète pas le son, où le feu ne chauffe pas et la
pierre ne coule pas dans l'eau. J'en ai assez des ordonnances dans lesquelles
on m'explique sérieusement et officiellement que mon
intérêt et mon meilleur programme vital sont de ne pas manger, ne
pas boire et ne pas respirer – que ma seule façon de me sauver de
la mort est de cacher ma tête sous la terre et de l'y garder cinq minutes
de plus que le supportable. J'en ai assez des recettes selon lesquelles il est
possible de concocter un superbe Tokaji avec de l'eau de vaisselle si je la
malaxe avec patience et sans penser à la souris verte – assez de
la théorie selon laquelle le seul moyen de parvenir à une paix
durable c'est de ne pas penser une seconde que nous voulons y parvenir. Assez des
militaires pacifiques et des diplomates belliqueux – assez des
généraux qui font de la politique et assez des politiciens ayant
des vues stratégiques. Assez du président de la république
terrorisé qui implore ses concitoyens de sauver l'Ordre, là-bas
dans les tranchées – assez du bourreau qui tombe à genoux
et me supplie de ne pas lui faire mal pendant qu'il pose la corde à mon
cou.
Mes amis, penseurs,
vous, trois ou quatre, ici et par-delà la mer et encore plus loin,
au-delà même des tranchées, vous qui rêvez avec moi
ce songe extravagant, je vous fais des signes en gesticulant des mains et en
clignant de l'œil (car la parole est interdite) : arrêtez de
réfléchir ! Ce qui se passe ici ne supporte aucune
réflexion, c'est peine perdue d'en tirer loi et moralité –
la conclusion que vous pourriez tirer d'ici ne vous serait d'aucune
utilité au-delà, dans le monde de
Et
vous tous qui au fond du cœur voulez la paix et la vie : ne la
défendez plus. Oui, la Raison est là dorénavant parmi
vous, ce n'est plus la peine de l'appeler à grands cris – elle est
là parmi nous dans un corps d'ombre vacillante, invisible ; il
convient plutôt de se taire pour ne pas la chasser. Prenez garde, ô
rêveurs, la raison passe désormais parmi nous, se trouve-t-elle
près de toi ou près de moi – restez en silence et ne bougez
pas car un mot trop fort et elle s'évanouit. Laissez les orateurs qui
tentent de l'évoquer en des termes volubiles empruntés au
dictionnaire fou d'un rêve fou, ils poursuivent leur âpre
débat sans remarquer que ce qui est blanc ici, est noir au-delà
– ce qui est voix ici est silence au-delà, ce qui ici est chef-d'œuvre
oratoire n'est au-delà que bégaiement d'un cerveau ramolli.
Attendez et comptez les battements de votre cœur et croyez-y : quand,
fatigués, haletants, se tairont un instant les discours et
dépêches et positions et flots oratoires, alors elle apparaîtra
et son visage rieur nous éclairera et nous nous réveillerons.