Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
Écouter le texte en hongrois
(vidéo de Biró Kriszta)
ma patrie et "ma
patrie"
Avril 1915.
Voici
où en sont les choses.
J'ai chez moi un livre, il a paru
dans les années 1850. Son titre : Mémoires d'honneur – environ deux cents poèmes
d'à peu près autant de poètes sont imprimés sur du
papier d'emballage bleu clair : la lyre, toute l'idéologie lyrique
de cette époque – avec un peu d'exagération appelons cela
son esprit, bref, la littérature de ce temps, la conscience d'une
époque et de l'espèce, l'art poétique d'une
génération.
Si, pour mieux vous le
décrire, je voulais citer un échantillon de ce livre, je devrais
vous le lire tout entier : chacun des vers exprime un même
sentiment, la même intention, à peu près sous la même
forme. Je préfère vous relater, le contenu de quelques-uns de ces
poèmes.
Un poème lyrique
évoquant comme les autres le patriotisme. Ma douce "patrie",
dit le poète, je t'aime de façon inextinguible et jusqu'à
la mort. Je sais bien que tu ne m'aimes pas, ma douce patrie, et
peut-être même doutes-tu de l'amour que je te porte. Mais un jour
tu me croiras quand, mourant pour toi sur le champ de bataille, mon dernier
soupir râlant sur mes lèvres écumantes de sang se perdra
dans la poussière à tes pieds, et toi tu poseras ton pied sur mon
cou pour que je puisse le baiser une dernière fois avant de
trépasser.
Un deuxième poème
évoque également le problème du poète qui ne sait plus
quoi faire car il devient fou pour "ma patrie", il est incapable
d'entreprendre une activité car du matin jusqu'au soir il ne fait que
penser à "ma patrie" qu'il aime à la folie sans pouvoir
lui expliquer à quel point il l'aime – momentanément il n'a
pas l'occasion de mourir pour elle, par conséquent il n'a aucun moyen de
lui prouver son mortel amour – apparemment il sera contraint de s'adonner
à la boisson pour engourdir la mortelle torture de son amour
patriotique.
Je n'ai pas encore lu le
troisième poème, mais je suppose qu'il nous apprendra que le
poète ne dort plus, il pense constamment à sa patrie, à
ses cheveux châtains, veloutés, et il mourrait volontiers à
condition de pouvoir déposer auparavant un délicat baiser
derrière le blanc et brûlant lobe de l'oreille de "ma
patrie".
On est choqué, n'est-ce
pas, et on appelle l'ambulance – puis on éclate de rire, on
acquiesce et on pense à Freud, mais bien sûr, le cas est
très simple : la poésie d'amour n'était pas à
la mode, elle était réprimée – le poète a
pris la notion la plus proche qui n'était pas prohibée et il y a
projeté la sympathie inassouvie pour les charmes de sa belle. Une simple
projection dans le patriotisme de la libido refoulée dans l'inconscient.
La chose serait aussi simple si
la vision du monde de Mémoires
d'honneur était, en tant que manifestation littéraire, une
entité fermée, originale, éclose de rien d'autre que de
l'esprit de l'époque. Mais nous savons que ce n'est pas le cas :
les poètes de Mémoires
d'honneur étaient, du premier jusqu'au dernier, sous l'influence
d'un vrai poète, créateur de ce ton et de cette idéologie
sensuelle, les autres ne font que le singer, en font leur étalon moral,
ils développent le programme sentimental créé par le vrai
poète jusqu'à sa conséquence finale.
L'histoire de la
littérature les appelle les faux Petőfi – c'est Petőfi qui est responsable de
l'impératif moral qui se retrouve dans les autres. Ils n'ont fait que
poursuivre et mener au bout les pensées de Petőfi sur la "patrie"
– un observateur pondéré dirait sans aucun
emportement : voici où mène la définition de la patrie telle qu'un jeune et
génial poète enthousiaste, par ailleurs libre penseur et citoyen
du monde, l'a créée pour nous, Hongrois.
Mais l'on ne peut pas être
suffisamment calme et suffisamment méditatif – je vois cela avec
stupéfaction – pour faire recuire ce patriotisme à la Mémoires d'honneur au fond des
vieilles marmites, sous prétexte que nous sommes en pleine action
militaire contre une autre nation ; on veut le refaire cuire, en faire des
cubes de conserve et l'offrir à l'armée en gros. Nous, ouvriers
honnêtes et consciencieux de notre corporation, la littérature,
nous avertissons respectueusement l'armée austro-hongroise de se
méfier de ces tricheurs drapiers, colporteurs en littérature
patriotique – ils veulent lui refiler des étoffes usées,
élimées, inutilisables, qui ne conviennent pas à la guerre
en cours. Sans même dire que dans la tambouille impudique que ces
messieurs concoctent en tant que nourriture spirituelle pour les soldats des
états alliés, ils broient des semelles de bottes
découpées des soldats de 1848, des "debout Hongrois"
confits, des débris de chants populaires Kuruc[1]
pour lui donner de la saveur – nous devrions croire qu'ils ne le font pas
par méchanceté mais seulement par stupidité, qu'ils
n'utilisent pas le mot "patrie" dans un sens politique, mais ils y
entendent un idéal immuable, indépendant des courants politiques,
pour lequel il est indifférent de savoir pour qui et pour quoi je me
bats. Mais le soldat de la guerre mondiale de 1914 n'est pas un lycéen
qui, à propos d'un mot comme "ma patrie", se contenterait de
savoir qu'il est au vocatif – il n'est pas non plus un lécheur
hystérique de clair de lune qui à la question "qu'est-ce que
ma patrie ?" se peindrait une femme au beau visage triste,
appuyée sur un écu et qui a de si beaux yeux bleus que pour ses
beaux yeux on accepterait d'être son chien de berger pendant trois
semaines.
Le soldat de la guerre mondiale
n'a d'ailleurs pas besoin de mot, il est suffisamment mûr pour comprendre
la notion que représente le mot. Un mot n'est qu'une image, un symbole
– quelque chose de complexe, une notion abstraite ; le soldat de la
guerre mondiale n'a pas besoin de choses complexes, il est capable
d'apprécier séparément chaque élément
formant cette complexité. Personne ne doit lui dire que la patrie est un
cœur percé par un sabre ou un autel érigé dans un
cœur – car il sait que la patrie, c'est de la terre brune et de
l'eau bleue – la patrie c'est beaucoup de maisons, beaucoup de prairies
et beaucoup d'hommes – lui-même parmi les autres – il est
lui-même un morceau de la patrie. Qu'on ne le force pas à
réciter des poèmes sur la patrie – on ne peut pas
réciter des poèmes d'amour sur soi-même, n'est-ce
pas ? – La patrie n'a jamais aimé la vantardise et les
fanfaronnades.
On enseignait aux anciens :
"Où le destin te conduira, ta patrie adoreras". Et moi je vous
dis : aimez le monde, le ciel bleu et le lointain – et confiez
l'amour de vous-même et de votre patrie à votre instinct : il
sait mieux comment nous devons nous aimer. Mille poèmes patriotiques
n'ont pu m'expliquer ce qu'est la patrie – mais un jour je me suis
trouvé à l'étranger, à Berlin, je marchais dans les
rues, dans l'océan étourdissant des maisons. Je marchais et
j'étais envahi d'un sentiment particulier – comme si tout cela
n'était qu'un rêve et un jeu – comme si ces maisons ici
n'étaient pas vraies, seulement de fausses maisons, bâties
provisoirement à mon intention, pour me faire une farce – ensuite
il n'y aura plus rien ici comme il n'y avait rien, des maisons fausses, des
places fausses – une fausse ville, bâtie de Dieu sait quoi. Ce
sentiment n'est jamais passé pendant les six mois que j'ai vécus
là-bas – je n'arrivais pas à croire sincèrement que
tout cela existait auparavant et que tout cela existe vraiment. Entendre parler des langues
étrangères m'a toujours paru une pose – toute personne
étrangère était affectée et recherchée
à mes yeux – ce que je mangeais dans leurs auberges était
une dînette, pas des vrais plats – que je payais avec de la monnaie
de jeu. Ce sentiment n'a cessé qu'à mon retour, dans la première
ville hongroise – tel Gulliver revenu de Lilliput, je me suis
installé dans un misérable buffet de gare pour tendre la main,
après mon étrange aventure, vers une première assiette
authentique dans laquelle un homme adulte authentique m’a servi un plat
authentique. Moi, je vous dis : c'est ça, la patrie.
On enseignait aux anciens :
crée ton art des sentiments des tiens et de ta nation – et sous
l'effet des événements les jeunes patriotes ont de nouveau la
bouche pleine de ces cris : tout art véritable est national. Et moi
qui ne me suis pas donné la vocation d'effacer la loi, mais de la
respecter, je vous dis : il est vrai que tu puises la force
nécessaire à ton art dans la terre qui t'a fait naître
– mais l'art ne réside pas dans la force mais dans l'œuvre créée
par cette force. L'élément
national ne peut être qu'un moyen, or une œuvre est toujours
quelque chose d'absolu, et quelqu'un ayant dans son bagage des forces
meilleures et plus véritables, a tout au plus de meilleures chances
d'approcher cet absolu, car la terre noire ne t'a pas donné tes yeux
pour que tu les abaisses vers la terre, mais au contraire, pour que tu regardes
le ciel bleu et pur qui, contrairement aux pays, n'a pas de limites.
Réjouis-toi des forces, bagage constitué par tes origines –
mais n'oublie jamais dans quel but cela t'a été donné :
la sève absorbée dans la terre nationale, tu n'es pas
obligé de la recracher absolument sous forme de cocarde rouge blanc vert[2]
en l'espace de deux minutes comme fait un saltimbanque. Les forces doivent
suivre un autre cheminement. Or un artiste ne devrait jamais oublier
ceci : si tu as hérité de tes parents tes yeux, ta bouche et
ton nez, il y a autre chose que tu n'as héritée de personne,
cette chose, ce tout que tu appelles moi. Pour un artiste le monde a commencé
au moment où il est né, le mot est, il n'a ni père, ni
mère, ni race, ni nationalité. Pour le reste fais confiance
à la nature, elle le fera à ta place – cherche l'humain
dans l'homme, et cherche l'art dans l'art – et pour savoir si tu l'as bien
cherché en hongrois en tant que Hongrois, fais confiance à moi,
à la postérité – tu n'as pas à le savoir. Si
tu es orateur et tu es monté à une tribune, puise ton âme
et ta force dans l'idée que tu veux transmettre – si tu as été
aidé par les gestes de tes bras, comment ont porté ta voix et le
feu de tes yeux pendant que tu parlais, dans quelle mesure ton discours
contenait les tiens, l'énergie concentrée par les tiens, tu n'as
pas à le savoir. Parce que si tu le sais et si tu veux le savoir, je te
dis et j'affirme que l'idée sera perdue et ne restera que le geste, le
ton vide, la phrase mensongère. C'est pourquoi il me semble qu'un
artiste qui se vante de ne jamais oublier son appartenance hongroise quand il
crée est tout comme le pauvre imbécile qui s'assoit sur la paume
de sa main pour se peser et voir s'il est lourd – ou tout comme le
menteur impudent qui dit : je suis en train de dormir et je n'entends pas
ce que tu dis. Vous ne voulez pas oublier que vous êtes Hongrois ?
Et pourtant vous mentez en disant que vous cherchez le Beau et le Vrai absolus, l'Idéal pour lequel on peut mourir.
Et moi j'aimerais oublier mes yeux imparfaits avec lesquels je vois, mes
oreilles imparfaites avec lesquelles j'entends le beau – j'aimerais
oublier ma bouche imparfaite et les mots imparfaits avec lesquels je
bégaye et je m'efforce à décrire ce qui n'a ni race, ni
nationalité, ce que l'on appelle l'homme.
Soldats de la guerre mondiale, ne
les écoute pas. Ils pansent ta blessure avec des boniments ronflants,
sur tes yeux de mourant ils te jettent en obole de la fausse monnaie qui te
sera refusée dans l'au-delà quand tu la montreras en
disant : c'est pour ça que je suis mort. Soldat mourant de la
guerre mondiale là, au fond de la tranchée – je te crie de
loin : ne tolère pas qu'une louche phrase creuse à la
sonorité fistulaire arrose tes blessures sévères et
humaines avec de l'eau sucrée. Ne tolère pas qu'elle suspende une
enseigne de barbier au-dessus de ta tête, des colombes qui s'embrassent
et autres images quand tu prends congé. Ne tolère pas qu'elle
t'exorbite hypocritement les yeux et qu'elle te fasse chuchoter de ta voix
vibrante de mourant : "ma patrie", et qu'elle dessine dans la
poussière une main de femme bénissant une branche de myrte
au-dessus de ta tête – soldat mourant, n'est-ce pas que tu sais que
la patrie est autre qu'une vamp femelle hystérique des romans d'horreurs
pour laquelle il faut mourir pour que l'homme en vive ? – Elle est
terre, maison, ciel, eau, clôture, petit poussin, vieux paysan, avenue
urbaine – la patrie c'est toi, soldat mourant, c'est seulement toi,
personne d'autre, ta vie – que tu as risquée non par douleur
patriotique, non par "debout Hongrois", mais parce qu'elle
était en danger de mort, uniquement pour cela – soldat de la
guerre mondiale, ma chère patrie, ma chère, chère patrie.