Frigyes Karinthy : "Malades rieurs"
Malades rieurs
J'ai appris plus tard
qu'il devait être environ dix heures du matin quand je me suis
réveillé de ma narcose après l'opération. Revenu de
l'infini de l'inconscience sans sommeil, je n'avais aucune idée de la
vie d'où le chloroforme m'avait complètement
débranché. Je poursuivais
en pleurnichant une sorte de phrase confuse qu'une obscurité,
tombée pendant qu'on me faisait compter, avait brusquement coupée
en deux quelques heures plus tôt : Allez-y, Monsieur le Professeur,
n'attendez plus, de toute façon je ne peux pas dormir, j'ai des
palpitations, quelque part dans un coin de la pièce – ou quelque
chose comme ça.
Et puis la lumière a commencé
à revenir, j'ai été pris de vomissements et j'ai dû
amèrement me rendre compte en sentant le sac de sable qui me comprimait
le ventre que l'opération avait eu lieu, mais avait-elle seulement
réussi ? Avais-je surmonté tous les dangers ? Tout
déconcerté, j'ai essayé de déterminer ma place dans
l'espace et le temps. À droite et à gauche, des draps blancs
dépassaient de deux lits, le soleil brillait et déjà
j'entendais les voix. Ensuite vinrent quelques minutes
d'hésitation : à quoi pouvait servir la petite table
à droite avec sa nappe chargée d'objets multicolores, avec un
crucifix au milieu ? J'ai été pris de panique ;
Seigneur, c'en est fini de moi, ils sont en train de préparer les
derniers sacrements, mais… Et enfin je me suis complètement
réveillé.
Sur la tablette se trouvaient en effet des
objets du culte, mais pas pour moi : dans le lit voisin un prêtre de
forte taille au visage jovial était allongé, c'est lui qui avait
dressé la table pour ses dévotions du matin. Le lendemain je
savais déjà que cela se répétait tous les jours
à dix heures précises. Ayant achevé cette
cérémonie silencieuse et intime, il a rangé la table et
s'est aussitôt tourné vers moi. Il m'a souhaité un prompt
rétablissement après la réussite de mon opération,
il m'a assuré que le matin même il avait prié pour moi et
il m'a prodigué des conseils pour me comporter durant les
premières heures, comment bouger, comment respirer pour que la
désagréable nausée me fatigue le moins possible.
Nous étions trois dans la salle mais
je ne me rappelle rien du troisième malade. Après la visite et les
paroles modestement satisfaites du professeur (elles claironnaient en
fait : quelqu'un d'opéré par moi en personne n'a à
craindre aucune complication) je me suis rasséréné et j'ai
cherché à me lier avec monsieur l'abbé. C'était un
homme bien en chair, affable, au
nez camus, les yeux souriants. Il m'a dit que malheureusement, depuis plus de
six mois, il était ici cloué à l'hôpital, il
était atteint d'une carie osseuse tenace, son cas était
aggravé de fistules et la guérison se faisait attendre. Cette
fois c'est moi qui ai tenté de le consoler avec la
supériorité d'un compagnon de cellule condamné à
une peine plus légère (je ne resterais alité que douze
jours au plus), j'ai même fait valoir mes compétences : ces
fistules sont bénignes et ainsi de suite. Une nouvelle crise de
vomissements a mis fin à titre d'avertissement à mes
pédantes explications : je devais pour le moment me soucier d'abord
de mon propre ventre découpé.
Pendant les visites familiales je n'ai
tourné qu'une seule fois mon regard vers le lit de monsieur
l'abbé, c'est son rire bruyant qui a attiré mon attention. Un
petit homme chétif au visage chafouin s’accoudait au chevet de son
lit, une béquille sous l'aisselle. À ses moustaches blondes et
clairsemées, sa mine sournoise, son regard par en dessous, on
reconnaissait tout de suite le bottier calculateur ou un artisan finaud. Ce
n'est qu'aux mouvements de sa pomme d'Adam qu'on pouvait constater son rire ou
sa colère, ses lèvres minces se dissimulaient toujours avec la
même ruse sous son long nez pointu.
Monsieur l'abbé s'étranglait
de rire, de son bras il cherchait à chasser l'homme.
- Allez-vous en, brigand sans-dieu,
qu'avez-vous à me faire rire tout le temps, retournez… ha, ha,
ha… Sur votre paillasse… ha, ha, ha… C’est ce qu'il
faut à un malade comme vous…
Le chafouin agrippait sa béquille et
faussement docile, la figure matoise, reculait vers la porte.
- Ça va, ça va, Monsieur
l'abbé… J’ai juste dit ça comme ça… Je
ne me pardonnerais pas que vous m'en vouliez parce que moi qui suis au courant
je ne vous aurais pas prévenu à temps… Alors comme
ça…
- Ha, ha, ha…
Arrêtez… Pensez plutôt à votre salut… N’errez pas comme une âme en
peine… Partez donc !…
Le chafouin haussa les épaules comme
quelqu'un qui regrette, il n'y peut rien si on ne le prend pas au
sérieux, lui, il dégage toute responsabilité, puis il a
quitté rapidement la chambre en clopinant. Monsieur l'abbé a
soufflé et encore haleté de rire pendant de longues minutes.
Après le déjeuner j'ai
pensé à lui demander qui était son visiteur du matin.
Là-dessus Monsieur l'abbé a de nouveau été pris
d'un fou rire.
- Ce brigand, vous voulez
dire ?… Il ne s'est même pas présenté ?
Pourtant il connaît les bonnes manières, ce vaurien ! Il
s'appelle Gábor Fityó, il est à la chambre trois, il vient
tout le temps pour me faire rire. Il y a quelques mois, quand je pouvais encore
marcher, moi aussi je lui rendais des visites… Maintenant c'est lui seul
qui peut venir… Pourtant il est malade depuis plus longtemps que
moi… Il a des problèmes un peu comme les miens… Ce
vaurien… Mais il a plus de mobilité. Autrement, de son
métier il est menuisier…
Quand son visage s'illuminait en
évoquant Fityó, quand en badinant il en médisait en son
absence, il émanait de lui une rare et chaleureuse amitié, celle
du berger pour lequel dans tout le troupeau c'est l'agneau prodigue ou
menacé qui est le plus cher, conformément aux Saintes
Écritures. On pouvait être sûr qu'il en prendrait
aussitôt la défense si, encouragé par ses paroles, un
mauvais psychologue s'avisait d'en dire du mal. Moi aussi j'ai
préféré me taire, bien que j'eusse aimé savoir avec
quoi ce rusé menuisier, toujours sérieux, jamais souriant,
arrivait à éveiller l'extrême hilarité de mon cher
et bienveillant abbé.
Je n'ai pas tardé à le
savoir.
Le soir, après les visites
médicales et familiales, une fois la chambre plongée dans le
silence et que dans le troisième lit le malade commençait
à s'assoupir, Maître Fityó fit
une nouvelle apparition. Il montra d'abord le bout de son nez, puis
accroché à sa béquille il entra en claudiquant et referma
aussitôt la porte derrière lui. Il se mit à chuchoter,
haletant, comme mandaté pour une mission très secrète.
- Vous ne dormez pas encore, Monsieur
l'abbé ?
Dès que l'abbé le reconnut
dans la pénombre il s'anima. Ses joues s'empourprèrent et le rire
se mit à glousser dans sa gorge.
- Encore vous, vieille canaille ?
Vous n'arrivez pas à rester en place ? Que me voulez-vous
encore ?
Maître Fityó s'approcha tout
près et prit l'air mystérieux d'un conspirateur.
- Je veux bien être pendu,
Monsieur l'abbé, mais il y a deux minutes j'ai encore tout entendu de
mes propres oreilles… Que la terre s'ouvre sous mes pieds si je mens, les
deux médecins, le professeur et le chef de clinique, ont longé le
couloir, ils ont pensé que je n'entendais pas, et le professeur a
dit :
- Ha, ha, ha !… ha, ha, ha !… Ne jurez pas,
gibier de potence… ha, ha, ha !… Affreux pendard…
Qu’est-ce qu'il a donc dit, Monsieur le professeur ?
- Il a dit mot pour mot, comme je vous
le répète : « Eh bien, mon cher Szigeti, il est
foutu notre pauvre cher curé de la six… Je ne crois pas qu'il lui
reste seulement quarante-huit heures… Il va claquer… Je vous ai
bien dit que ce sera la première de nos caries osseuses qui ira manger
les pissenlits par la racine… »
L'abbé riait si fort
qu'au-delà de mon étonnement je commençais
sérieusement à m'inquiéter, ses joues empourprées
tournaient au bleu, il cherchait sa respiration, il toussait et crachait, tout
son grand corps était comme secoué d'allégresse. Il eut du
mal à regagner son calme.
- Ha, ha, ha !… J’ai
un point de côté, arrêtez, vaurien… Alors c'est ce
qu'a dit le professeur sur mon compte ?
Maître Fityó hocha tristement
la tête.
- C'est bien ça, Monsieur
l'abbé. Je vous ai bien dit que vous deviez enfin prendre mon
avertissement au sérieux.
- Et dites-moi un peu… ha,
ha… De vous, il n'a rien dit de vous ?
- De moi ? Bien sûr que si,
puisque vous m'y faites penser, il a aussi parlé de moi. Voyez-vous,
Monsieur le chef de clinique, a-t-il dit au chef de clinique, il en va tout
différemment avec ce Gábor Fityó. Il souffre de la
même maladie mais c'est un vrai miracle, il va de mieux en mieux, de plus
en plus fort, ma foi, je ne serais pas surpris s'il lançait sa béquille
par la fenêtre un de ces quatre et s'il quittait l'hôpital en
dansant la gigue.
- Je ne vous crois guère,
Gábor Fityó. J'ai plutôt entendu dire que vous avez du
plomb dans l'aile et pas n'importe lequel. Si c'était moi je penserais
plutôt au salut de mon âme pour ne pas être emporté
par Satan le moment venu. Vous êtes gravement atteint, Gábor
Fityó.
Maître Fityó,
décontenancé, haussa les épaules, il cherchait un
réconfort et se tourna vers moi.
- Regardez-moi, Monsieur, au
pardon : Gábor Fityó, menuisier. Il ne me croit pas alors
que même un aveugle verrait qui de nous deux devra partir le premier.
J'ai beau lui expliquer ça depuis des mois, il ne me prend jamais au
sérieux. Regardez-nous s'il vous plaît et dites-nous, selon votre
estimation, c'est lui ou moi qui mourra le premier ? N'est-ce pas que ce
n'est pas moi ?
Il me lançait des clins d'œil
pour que je lui donne raison.
J'écoutais interdit et
gêné ce drôle de badinage dans lequel il n'y avait
néanmoins rien de désagréable ni de choquant, tellement le
naturel jaillissait du caractère de ces deux hommes. Ils ont encore
batifolé ainsi pendant une bonne demi-heure, puis maître
Fityó a fait son important et a déclaré qu'il devait
partir d'urgence, il laissait deviner par mille détours qu'une affaire
galante et discrète était derrière la chose, il faisait
allusion à la blonde infirmière dont il n'arrivait pas à
se débarrasser, qui le poursuivait de ses assiduités… Alors
le prêtre fut pris d'une nouvelle crise de fou rire, il rabroua sévèrement
le menuisier, il lui recommanda d'écrire plutôt son testament au
lieu de perdre son temps à dire n'importe quoi. Quand enfin l'autre est
parti, l'abbé a encore longtemps gardé le sourire, visiblement
rasséréné.
Il était évident qu'un peu de
plaisanterie ne nuisait à aucun des deux, pourtant l'arrière-plan
psychologique de la chose me tarabustait, une sourde inquiétude
s'immisçait dans les volutes de mes pensées. Après tout
mon cher compagnon de chambre est quand même malade, et même si le
farceur a l'air de l'amuser, des allusions à la mort sont lourdes
à avaler, plaisanter en la matière n'est jamais innocent ;
est-ce que semblable explosion de rire ne dissimule pas quelque profonde
angoisse ? Même si tous deux savent bien que ce n'est qu'un jeu, du
point de vue de mon vieil ami, c'est un jeu sauvage. J'ai donc
décidé de trouver le moyen d'avertir le menuisier d'y mettre fin,
d'inventer autre chose, que Monsieur l'abbé finirait par se lasser, que
c'était peut-être le cas, seulement il ne voulait pas l'attrister
ni se morfondre lui-même.
Le lendemain il était clair que
l'objet de mon inquiétude était sans fondement, pure imagination.
Vers les onze heures quand, dans l'intérêt de l'abbé, je
commençai à espérer qu'on échapperait à la
visite de Maître Fityó, ou qu'il ne
viendrait que l'après-midi et pas avec son sinistre programme
accoutumé, c'est mon autre compagnon de chambre, celui de droite, qui a
commencé à s'impatienter, comme en manque de quelque chose. Il a
sonné l'infirmière à plusieurs reprises sous toutes sortes
de prétextes. Enfin il a vidé son sac.
- Qu'est-il donc arrivé
à ce Fityó, pourquoi ne vient-il pas, il ne se trouve pas mal,
j'espère ? Allez jeter un coup d'œil dans la trois, ma fille,
ne lui dites pas que ça vient de moi, regardez seulement s'il est bien
là.
Dis minutes plus tard maître Fityó
apparaissait avec sa mine chafouine, en claudiquant, accroché à
sa béquille. Il n'a fait aucune allusion à la réclamation,
comme s'il n'était pas au courant (pourtant l'infirmière lui
avait sûrement parlé), il a entonné aussitôt la
rengaine habituelle :
- Je viens chercher du piston
auprès de vous, Monsieur l'abbé, sans vouloir vous
importuner…
- Quelle sorte de piston, ha, ha,
ha… Qu’avez-vous encore inventé là ?…
- Ben, j'ai pensé que,
étant donné que Monsieur l'abbé va nous quitter
bientôt pour arriver là où… Comment dirai-je…
Il aura un rang plus élevé qu'ici en ce bas monde… Ne
voudrait-il pas placer un mot gentil en faveur de ma pauvre âme
pécheresse, quelque chose dans le genre… Que je ne suis pas encore
mûr pour la clémence divine, qu'on me laisse encore vingt ou
trente années de service dans cette vallée de larmes… Nous
avons convenu avec la blonde infirmière de faire une petite virée
ensemble en Transdanubie au printemps prochain…
- Ha, ha, ha… Vieux
pêcheur… Et quoi encore ?… En Transdanubie ?…
Pour quoi y faire ?
Et ça s'est passé tous les
jours de la même façon, le matin et en fin d'après-midi,
pendant mes dix jours d'hôpital. M'étant lié
d'amitié avec le prêtre en qui j'avais reconnu l'être le
plus chaleureux et le plus pur, le sujet d'apparence monotone qui unissait ces
deux vieux camarades ne m'ennuyait plus du tout à
Une dizaine de jours plus tard c'est avec
une vive émotion que j'ai pris congé de l'abbé. Il m'a
chaleureusement serré la main, il m'a béni et il ne paraissait
pas du tout déprimé du fait que lui, il devait rester…
Étant obligé d'y retourner
pour des soins, je lui ai encore rendu visite deux ou trois fois. Il
était gai et serein, il s'enquérait de mon état et parlait
du sien avec optimisme.
C'est par hasard que deux ans plus tard un
des médecins de l'hôpital m'a raconté qu'un jour
d'été, cinq mois après ma sortie, immédiatement
après ses dévotions de dix heures du matin, il s'est assoupi dans
la paix et