Frigyes Karinthy : "Malades rieurs"
Carte de visite
Le directeur général jette un
regard sur la carte de visite, hausse les sourcils, sourit.
- Faites entrer.
La porte capitonnée s'écarte
mollement, l'huissier s'y engloutit comme dans une trappe, mollement et
silencieusement. Tout est mou ici, la porte, le tapis, le fauteuil, même
la voix de l'huissier lorsqu'on l'entend de l'autre côté de la
porte :
- Veuillez entrer.
Lajos Kepes s’approche,
gêné, il a pourtant son discours tout prêt comme jadis
à l'école, où il avait beau réviser ses devoirs, il
était chaque fois surpris quand on l'interrogeait. Toute cette mollesse
silencieuse dont l'air distingué et fourbe est apporté par la
sortie de l'huissier, le trouble et l'intimide. S'il était possesseur
d'un talent de poète, il remarquerait immanquablement ce qui
l'inquiète, il pourrait le mettre en métaphores : ce confort
si doux et si débordant dont les grands fauves ont coutume de
s'entourer, le lion et le tigre se prélassent volontiers sur autant de
tapis paillasse que ces redoutables chevaliers de l'industrie, il trouverait
même cette contradiction comique, puisque le roi des aciéries
n'est autre que le baron Grüntz, celui-là même qui l'attend
à l'intérieur. Mais Lajos Kepes n'est pas poète, il n'est
qu'un pauvre petit bureaucrate du site de la centrale électrique de
province, qui plus est licencié, c'est bien pour cela que… Ainsi
il se contente de constater qu'il vaut mieux être prudent, le mieux est
de présenter aussi brièvement et succinctement son humble
requête, parler le moins possible pour ne pas trop dévoiler sa
situation désespérée… Si possible il ne mentionnera
pas la centrale et son… Avec le directeur Custozzi…
Il n'en aura d'ailleurs pas l'occasion.
Le baron se lève, va à lui,
lui tend la main.
- Je suis enchanté, je suis
enchanté… Qu’en personne… Cela vaut bien mieux comme
cela… Le contact direct facilite toujours tout, et cette affaire ne
traîne que depuis trop longtemps… Vous avez bien fait de vous
décider… Il faut trancher le nœud gordien… Prenez
place, prenez donc place… Voulez-vous une cigarette ? Un
cigare ? Une cigarette ?
Et déjà il s'assoit et il
fait asseoir Lajos Kepes qui, lui, n’en revient pas de cet accueil
inattendu. Heureusement le baron ne le regarde pas du tout, faisant de larges
gestes il ne fait que s'observer lui-même dans le miroir d'en face.
- Alors voilà… Je suis
enchanté, mon cher collègue… C'est très bien…
Cela n'a aucun intérêt que nous échangions de la
correspondance des années durant… Je veux dire, vous, mon cher
collègue et ma direction…
Kepes ouvre une bouche effrayée,
mais le baron l'interrompt aimablement.
- Voyons, mon cher
collègue… Il est parfaitement inutile de vous donner tant de
peine… Si j'avais eu l'honneur de vous connaître plus tôt,
j'aime la concision, la concision, si vous me connaissiez… Concision et
précision… Parfaitement inutile, mon cher collègue…
Cela ne doit pas vous étonner… Je connais l'affaire à fond,
j'ai fait rédiger plusieurs rapports… Je sais parfaitement
où nous en sommes… Où nous en sommes en ce moment
même… Écoutez, je me méfie des paroles inutiles, je
m'en méfie… Vous êtes un peu obstiné, mon cher
collègue, entre nous soit dit… Un peu obstiné dans cette
affaire, c'est pour ça… Pour ça que l'affaire est au point
mort, wie sagt man[1], au point mort depuis près de deux
ans… Nous ne trouvons pas de terrain d'entente, mais maintenant on va
arranger ça, nous allons mener l'affaire à bon port…
Kepes sent bien qu'il devrait intervenir
mais il est incapable d'ouvrir
Et telle que la chose se présente,
on n'a pas l'air de vouloir tellement l'interroger.
Monsieur le directeur général
se lève, fait les cent pas, se met à soliloquer.
- Voyez-vous, mon cher
collègue… N’est-ce pas, c'est tout à fait
différent, si personnellement, derrière des portes
fermées, heu… On négocie… Face à face, d'homme
à homme… Au lieu de requêtes et propositions et
contre-propositions et marchandages… Si vous aviez bien voulu
déjà plus tôt… J’aurais dit tout de
suite… En affaire j'ai toujours préconisé le contact
direct, la parole humaine, cher… Chez moi c'est le contraire de ce…
Comment on dit… Ce poète… Les paroles qui vont s'envoler,
les écrits qui vont rester ; ha, ha, ha, les écrits
s'envoleront dans la corbeille à papiers, ou dans les tiroirs, ou pire…
Mais ce que j'ai dit une fois, je l'ai dit et je l'ai toujours tenu…
Toute cette entreprise… Il y a vingt ans… Vous
voyez… Nous nous étions simplement mis d'accord avec feu mon
père… Le vieux me disait toujours : « Mon fils,
rien par écrit ! Pas de cachet mais contact direct et
notaire ! Partout où on peut… Bien sûr, c'est
différent s'il faut négocier à l'étranger…
Trois questions : quelle quantité ? Pour quand ? À
quel prix ? Puis tope là… Ça va et pas brandir d'écriture…
À quoi ça sert ? » Vous connaissez, wie sagt man,
vous devez connaître comme moi des hommes qui viennent,
déjà ils fouillent dans la poche de leur veston, à chaque
mot un nouveau papier… Voici le document mon cher Monsieur, un document
avec signature authentique, certifiée, recommandation du ministre, de sa
propre main, lisez-le, ce certificat, avec les meilleures
références… Poche de veston pleine de papiers sales,
à la fin il veut toujours quelque chose qui ne lui est pas
dû… Les comme ça, je les chasse toujours, sans même
regarder leur papier… Dix pengoes
et vous pouvez disposer mon ami, ha, ha, ha… C’est toujours
comme ça que ça se termine…
Il s'arrête devant l'autre, il se
frotte les mains.
- Ai-je raison ? Plus il y a de
papiers, de lettres, Schrift[2], plus la Beschreibung[3] est mauvaise chez moi. C'est pour
ça que cette affaire n'a pas avancé… On m'a fait un tas de
comptes rendus de la chose, des rapports… Et votre nom, je n'ai eu
l'honneur… Que sur des papiers… Chaque fois je disais non,
sans même écouter, non, pas possible… N'est-ce pas, vous
vous êtes dit que j'étais un homme dur, obstiné, ha, ha,
ha, n’ayez pas peur de le dire… Le baron Grüntz est une
mâchoire d'étau, un Shylock… C’est ce que vous avez
pensé, cher collègue… Qui attend que l'entreprise
crève pour ramasser son cadavre gratis… Avec de belles fleurs qui
poussent sur la tombe, comme disait le vieux… Ça alors !
Il fait un clin d'œil allègre.
- Et bien voilà, n'est-ce pas,
c'est autre chose quand on peut s'expliquer comme cela, derrière des
portes fermées ? Alors, pas de Shylock et pas de mâchoires
d'étau, parce qu'il n'y a pas d'écriture… Maintenant, si
c'était moi le ministre des finances… Ou Bodanszky
du cartel du charbon… Tout de suite sonner, s'il vous plaît
Monsieur le rapporteur… Les dossiers… Ah, moi je n'en veux pas,
nous savons tous les deux de quoi il s'agit… Trois questions :
à quel prix ? Quelle quantité ? Pour quand ?
Le front de Kepes est glacé, il ne
sent pas ses mains sous la table, dans ses pieds un étrange
fourmillement. Il se doute obscurément de quelque chose mais c'est
tellement invraisemblable, ridicule, comme dans une stupide scène de
cabaret dont il n'aurait jamais cru que cela puisse véritablement se
produire… Il vaudrait mieux parler maintenant…
Le directeur général s'assoit
latéralement, dans un autre fauteuil, il le tire plus près,
très confidentiel, il se penche en avant, il sourit, presque dans son
visage.
- Alors, combien vous demandiez la
dernière fois ?
Kepes recule un peu la tête, il
regarde désespérément autour de lui, c'est le moment
où il faudrait sauter, se sauver, ou faire quelque chose enfin… N’est-il
pas déjà trop tard ? Quel diable a bien pu le piquer pour
qu'il n'ait encore rien dit… Bonjour, je m'appelle Lajos Kepes… Pour un poste… j'accepterai n'importe
quoi… Quatre-vingts pengoes
par mois si possible… Maudite idée de ne parler que si on le
questionne ! Maintenant il est trop tard… On va le jeter dehors, le
gifler, l'arrêter…
Et alors il aperçoit la carte de
visite sur le bord de la table.
La carte de visite que l'huissier y a
posée sur un plateau…
On y lit avec en caractères
élégants : Mario Custozzi, propriétaire et directeur
général de la centrale électrique de
Rácpuszta…
Mon Dieu !
En un éclair la lumière se
fait dans son esprit !
Il a par hasard transmis la carte de son
directeur, son patron, à la place de la sienne ! C'était
dans la pochette, c’est là qu'il l'avait glissée quand
Monsieur le gérant l'avait chargé de s'occuper des places de
spectacle…
Mais alors…
Trois secondes. La première :
impossible de reculer. La seconde : si je comprends bien il s'agit
là de cette grande transaction d'expropriation qui fait que ça
passe ou ça casse, la grande entreprise à créer est sur le
fil du rasoir depuis deux ans… La grande affaire de Custozzi, si
ça marche c'est la gloire, sinon c'est la fin du monde, liquidation,
banqueroute… Et tout dépend de ce maudit Grüntz qui
s'entête, qui est intraitable, qui attend depuis deux ans que nous, on
crève. Ce type, là, devant moi… Troisième
seconde : combien on demandait déjà pour la centrale la
dernière fois ? Réfléchissons !
Le directeur général sourit
toujours, de plus en plus encourageant.
- Alors, mon cher collègue,
est-ce que vous croyez toujours que je suis un fauve anthropophage ? Je
l'ai peut-être été mais seulement jusqu'à vous
connaître. Je préfère faire une mauvaise affaire avec un
homme intelligent et sympathique qu'une bonne avec un imbécile. Et puis,
résumons-nous : les machines, les installations, les charges, les
impôts, tout le bazar, je reprends tout en bloc, c'est net, qu'on
n'entende plus parler l'un de l'autre, sinon en société, en
privé.
Kepes prend une profonde respiration.
- Un million et deux cent mille.
Entre-temps le bruit qui courait au bureau
lui est revenu, en l'occurrence que Custozzi avait proposé le quart de
ce montant "à l'homme public influent" au cas où il
arriverait à conclure l'affaire avec Grüntz.
L'hésitation de monsieur le baron ne
dure qu'un instant.
- Hum. Oui, oui… Bien sûr.
De toute façon, tôt ou tard, j’en aurais eu besoin… Je
peux maintenant vous l'avouer.
Il se plante devant lui, donne des ordres
en claironnant :
- Stop. Tope là. Aucune
écriture, ne nous salissons pas les mains. Pour l'indispensable,
envoyez-moi ici pour demain midi votre chargé d'affaires ou n'importe
qui ; je lui dicterai tout d'un trait, virement après-demain en
clearing, comme j'en ai l'habitude. Et maintenant retenez bien mon cher
collègue… Monsieur le comte, Monsieur le préfet et Monsieur
le député… Et tous les autres… Que vous m'avez
envoyés pour me casser les pieds… Ces gens-là n'ont rien
obtenu de moi, et n'auraient rien obtenu jusqu'au jour du jugement dernier.
C’est votre personne droite, ouverte, franche qui est pour moi la
garantie qu'aucun de nous ne fait une mauvaise affaire ! Savez-vous ce que
c'est que Blickdiagnose[4] ? Je m'y connais en hommes ! Je
vous remercie pour la confiance que vous m'avez témoignée !
Il regarde sa montre en s'excusant.
Custozzi repose le téléphone
puis, la figure rubiconde et toute en sueur, il fixe son petit gratte-papier,
cet imbécile de moins que rien qu'il voulait foutre à la porte
déjà le mois dernier, et qui maintenant se tient là devant
lui, le cou dressé, orgueilleux. Il marmonne :
- C'est exact, le directeur adjoint
m'a dit au téléphone, que ce midi, je dois envoyer
quelqu'un… N’importe qui… Pour prendre les
documents… Le Baron Grüntz l'a mis au courant… Un million
et deux cent mille…
Il se prend la tête.
- Je l'aurais cédée pour
la moitié ! Pour le quart ! Mais il restait
inaccessible !
Incroyable !
Il sursaute.
- Qui je vais y envoyer ?
Kepes sort tranquillement son portefeuille.
- Le mieux est que vous y alliez seul,
Monsieur le directeur. Comme un employé de l'entreprise. Pourquoi pas
avec ma carte de visite ? Elle est un peu sale, c'est la dernière,
je n'avais plus de quoi m'en faire faire de nouvelles…
Ainsi prit naissance la
société anonyme des usines Custozzi-Kepes.