Frigyes Karinthy :  "Malades rieurs"

 

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Bellit ou les livres magiques[1]

 

lÉgende du xxe siÈcle

 

Cela se passait dans la première moitié du XXe siècle, avant le Déluge de gaz que les Prophètes avaient annoncé ; une moitié du monde fut détruite, l'autre recouvra ses esprits et fonda la Grande Unification des Peuples, tout comme le rêveur qui se laisse crever un œil et n'ouvre le second qu'après.

Les peuples du monde se préparaient depuis de longues années au grand Fonctionnement, des milliers d'oiseaux mécaniques patientaient tels des chrysalides sur des terrains d'entraînement grisâtres dans leur cocon de hangar : quand retentit le Grand Ordre, ce ne furent pas des papillons qui noircirent le ciel mais des myriades de criquets, pour raser le bosquet verdoyant et l'espoir bourgeonnant qui vivaient encore à la surface de la terre. Et la production du Gaz se poursuivait dans les murs des ateliers, derrière les parois des citernes soudées par des tuyaux de plomb, pour que le jour de l'Ordre sautent les Sept Sceaux prédits par les Antiques Écritures, et que la mort répandue recouvre l'atmosphère d'un brouillard méphitique.

Ce n'est pas faute de bonne volonté que le genre humain n'a pas su éviter la catastrophe.

Des centaines d'écrivains et de poètes avaient sonné l’alarme. Ils avaient trouvé et révélé la grotte secrète du Démon où on confectionnait le poison : ils avaient décrit les vapeurs et les ruisseaux lacrymogènes, ravageurs de poumons et porteurs de bactéries que les maîtres du feu avaient concoctés ; ils s’étaient battus avec leurs armes, la parole et l'écrit, déployant une ingénieuse inventivité, exaltée par la menace de ce poison du Démon, espérant ainsi que son royaume n'adviendrait pas bien qu'annoncé depuis longtemps par les Prophètes. Leurs appels de faucons emplissaient l'air, se répercutaient dans les oreilles, ils combattaient pour la défense des ignorants courant à leur perte. Il y eut même un moment où cette course des langues flamboyantes, plus vives que les armes, fut sur le point d'annihiler l'œuvre de Satan ; on pouvait croire que le monde prendrait enfin l’’avantage et mettrait le holà à l’orage menaçant, des mots retentissaient depuis des lieux de pouvoir, des mots sérieux et sincères, pour refouler le mauvais esprit dans sa tanière. Un fort courant antimilitariste se répandait sur les continents civilisés, les livres pacifistes étaient à la mode. Cette verve sobre et passionnée, chauffée à une foi enthousiaste, renaissait avec les sciences que jadis incarnait le dix-huitième siècle trempé de tradition classique. Et les belles lettres extirpaient, sans colère ni imprécations mais avec ironie et supériorité, les champignons vénéneux des préjugés et les superstitions dont le pullulement avait répandu ce danger mortel.

Et peut-être le monde aurait-il pu être sauvé : la Lettre paraissait l'emporter.

Mais il se trouve que c’est alors que fut publié le fameux livre d’Asta Rott, ce document singulier dont on garde quelques exemplaires soigneusement enfermés dans nos musées à titre de curiosité ; quant à son contenu nous savons seulement ce qu'il vaut la peine d'en savoir comme enseignement.

Il était néanmoins devenu une bible en son temps, tiré à cinquante millions d'exemplaires.

Trois cents millions de personnes l’avaient lu.

Pourtant les circonstances singulières de la parution du livre auraient pu inciter le public à la prudence.

Il avait été lancé sur le marché par un nouvel éditeur, une entreprise norvégienne dont personne ne connaissait exactement le siège. C'est la même maison qui avait aussi publié ses traductions en langues étrangères, sous une forme extérieure identique à l'original, les couvertures et les caractères étaient identiques, le papier aussi, l'éditeur semblait très attaché au droit de vente au détail, veillant à ce que personne ne puisse diffuser des copies, ne serait-ce que partielles ; c'était d'autant plus curieux que le prix anormalement bas du livre le rendait accessible à tout public, au point que l'éditeur devait à coup sûr être déficitaire, et de façon considérable.

L'effet de l'ouvrage fut inouï. Ni son titre, le mot insignifiant, Étincelle, ni son auteur jusque-là inconnu, Asta Rott (que même par la suite personne n'a jamais pu rencontrer), ne pouvaient aucunement expliquer cet effet.

Tout changea soudainement.

Les représentants les plus enthousiastes, les plus courageux et les plus éminents de la paix mondiale, de l'union des peuples, se transformèrent en violents va-t-en-guerre, se recommandant du livre. Mac Angel, le grand poète, le plus célèbre de ces années, maître incontesté de l'aristocratie de l'esprit, le Goethe américain, trois fois titulaire du prix Nobel de la paix, de concert avec un H.G. Wells converti et avec G.B. Shaw, exigeait dans ses poèmes et ses déclarations le "grand règlement de comptes" qui couvrira le monde d'un "bain de sang salutaire" et qui arrosera l'humanité d'une "averse purificatrice". Et les lecteurs de l'Étincelle rugissaient à l'unisson avec leurs chefs - il n'était même plus nécessaire d'invoquer comme prétexte des casus belli, la fierté nationale offensée, des clauses défensives - la devise est ouvertement devenue "la guerre pour la guerre", aussi bien dans le camp des vainqueurs que dans celui des vaincus haletant la vengeance.

Et au beau milieu du siècle le tonneau de poudre explosa, et nul n'ignorait et tous clamaient que c'était Étincelle le détonateur. Le miraculeux livre d'Asta Rott.

Les Sept Sceaux ayant été brisés, le Déluge de Gaz se répandit dans l'atmosphère et durant dix années il a ravagé et massacré l'humus de la vie, laissant derrière lui plaies et ruines, partout où sa queue avait balayé. Et il a fallu attendre la quatrième année du Déluge de Gaz pour qu'éclate le terrible secret, celui du livre, quand il était déjà trop tard : il n'y avait plus aucun moyen d'arrêter les éléments déchaînés. Il était désormais impossible de circonscrire le feu, il a fallu attendre qu'il digère tout ce qui était comestible.

Par une triste ironie du sort c'est précisément à Mac Angel qu'a échu la gloire lugubre de découvrir la clé, la tristement et ridiculement rustique fourberie du Démon de la Destruction, caché derrière le pseudonyme d'Asta Rott qui avait circonvenu et anéanti celui qui était sur le point de devenir l'apôtre du Sobre Discernement.

Au demeurant, pour lui, même si la découverte avait pu faire que le mal du monde n’eût pas lieu, l'aide serait arrivée trop tard : Mac Angel était alité à l'hôpital militaire mortellement blessé, lorsque, dissimulé dans la reliure d'un ouvrage de stratégie, le hasard lui remit entre les mains la description du "bellit" ainsi que le moyen de le fabriquer.

La description rendait compte d'une substance de composition singulière. Cette substance, dont la science ignorait jusque-là l'existence, était un mélange de sécrétions hormonales spécifiques découvertes par son fabricant en étudiant l’hypophyse ; il possédait la particularité que quiconque inhale ses vapeurs, libère irrésistiblement ses pulsions de destruction et d’assassinat tapies au fond de son propre système nerveux mais refrénées à l'état normal par les autres instincts. Il conduit à tuer, détruire, même au prix de sa propre vie.

Selon l'aveu fait par Mac Angel sur son lit de mort, il fut dès le début convaincu que cette découverte épouvantable éclairait les causes des événements des années écoulées bien plus intensément qu'on aurait pu le croire à première vue !

Mais le soupçon décisif ne le saisit que trois jours plus tard.

Cette pensée singulière fit qu'il s'assit dans son lit et se mit à crier.

Puis il commença fiévreusement à agir.

Il fit apporter un exemplaire du livre Étincelle. Il fit asseoir près du livre un employé de l'hôpital et lui ordonna de dicter, dans un téléphone, à un de ses amis habitant la ville voisine l'ouvrage tout entier, mot à mot.

Le surlendemain on lui remit la copie dictée.

Il entreprit avidement de la lire.

Et la surprise lui fit dresser les cheveux sur la tête.

Le célèbre livre Étincelle sous l'effet duquel, à l'instar de lui-même,  l'humaniste Paul s'était retransformé en un Saül païen et bestial, s'avéra n'être du début jusqu'à la fin qu'un ramassis confus de phrases primitives sans l'ombre d'une signification, de mots incohérents, jetés les uns derrière les autres. Les éléments du texte assemblaient exclusivement des expressions telles que : il fait froid l'hiver, il fait chaud l'été, vive la mèche-empeigne biochimique chrétienne secrète et générale, pampadaram, rapapam. À titre d'illustration, le mot peaud'oie, peaud'oie, peaud'oie, peaud'oie… se répétait sans interruption sur dix pages.

Mac Angel ne put pas attendre la confirmation de ses soupçons. Mais il put encore donner les instructions de vérifications.

Une analyse chimique démontra que l'éditeur, ou plus exactement l'entreprise militariste qui avait acheté l’invention, avait fait imprimer chaque exemplaire du livre Étincelle sur du papier imprégné de la substance "bellit". C'est de la substance du papier que provenaient les effluves qui étourdissaient le lecteur penché au-dessus, à la manière de toutes les variétés de gaz lacrymogènes que la même entreprise avait produits avant la guerre.

 

(1933)

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée en 2016 aux Éditions La Part Commune dans la traduction de Cécile Holdban.