Frigyes Karinthy :  "Malades rieurs"

 

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La princesse et le crapaud

 

La gare où je suis arrivé m'a beaucoup déçu. Compte tenu de l'époque – j'avais acheté mon ticket pour les alentours de la 2030820-ème année après Néandertal – je m'attendais à une technicité extraordinaire, or cette gare d'il y a cent mille ans se trouvait dans l'espace, quelque part entre la Terre et Mars, sur un astéroïde artificiel. Cela ne m'a pas beaucoup étonné car je connais une théorie selon laquelle l'effort technologique de l'intelligence humaine est ce qui transforme finalement en réalité, et sans le savoir, les éléments des contes mythiques : la botte de sept lieues, le bonnet invisible, la lampe d'Aladin (j'ai failli dire lampe radio), ange ailé et autres, et il était naturel que les légendes astrales se réalisent dans le temps. Mais comment comprendre cette guérite rurale sale et négligée sans le moindre signe de confort physique ou d'innovation où je descends ? Les temps se compteraient-ils à rebours, Spengler[1] et les autres partisans de la théorie des ondes que je n'ai jamais pu supporter, auraient-ils eu raison ? Que s'est-il passé ?

En descendant les marches tant bien que mal, cherchant quelqu'un qui me déchargerait de mes bagages, je serais presque tenté d'imaginer que toute l'humanité s'est éteinte. Nulle part âme qui vive, le quai paraît désert. Pourtant quelques milliers d'années plus tôt une métropole s'étalait à cet endroit selon le témoignage de ma carte temporelle.

Mais, tiens, l'homme seul est périssable, et non pas tout le monde vivant : depuis la porte un quadrupède semblable à une girafe déambule confortablement vers moi, il allonge son cou, il fait de grands pas avec ses longues pattes.

Et brusquement, eh bien ! Il se met à parler.

Non seulement il parle, mais il parle en langage humain.

Non seulement en langage humain, mais il parle en hongrois !

Eh oui, en hongrois et, qu'ouïs-je ? Il m'appelle par mon nom. C'en est trop. Je lui demande, ébahi :

- D'où me connaissez-vous.

- On m'a signalé votre venue, remarque-t-il courtoisement, mais assez indifférent. Nous restons en contact avec des séries reconstruites de cellules cérébrales mortes, en remontant dans le temps jusqu'à l'âge de bronze inclus.

- En hongrois ?…

Il tourne distraitement son long cou sinueux.

- Nous avons également reconstruit les cellules cérébrales de la parole, explique-t-il, mais vous ne pouvez pas… Nous en reparlerons. Où sont vos bagages ?

Je les lui tends avec un peu d'hésitation. Je remarque sous sa tête, sur le cou, deux petites antennes en forme de mains qui lui permettent d'attraper facilement mes malles et de se les lancer sur le dos. Le temps d'arriver jusqu'à la petite place devant la gare, j'essaye d'ordonner toutes les combinaisons possibles pour ne pas être obligé de poser trop de questions. Mon vieil adage est : "Ne pose pas de question, observe". Mais aucune bonne idée ne me vient hormis l'hypothèse que l'humanité a appris à penser et à parler aux animaux avant de disparaître. Je décide de chercher dans cette direction, d'autant plus que sur la place devant la gare un papillon géant attendait la girafe ; ils se disent quelque chose dans une langue étrangère, puis le papillon saisit mes malles et s’envole avec, vraisemblablement vers mon lieu d'hébergement. Je fais celui qui trouve tout cela naturel, au cours de mes voyages dans le temps je me suis habitué à éviter de m'étonner et de m'ébahir.

Je me racle la gorge de quelques hm-hm et je prends l'initiative d'une conversation sur un ton détaché. Pendant ce temps nous avançons vers une sorte de campement misérable (serait-ce la capitale ?), il raccourcit poliment le pas pour me permettre de le suivre.

- Est-ce que dans cette ville habitent, euh… Excusez-moi… Essentiellement des girafes ?

Il agite son cou.

- Des girafes ? Ah oui, c'est de moi que vous voulez parler… Non, non. Je ne dirai pas ça. Toutes sortes de formes cohabitent ici actuellement. Moi-même je n'ai revêtu ma forme actuelle qu'il y a deux semaines.

Et toc. De nouveau je ne comprends pas. Je change prudemment de sujet.

- Le… Comment l'appeler… Le bourgmestre… Monsieur le maire de la ville… a également été averti de ma venue ?

- Naturellement. Il vous présente ses excuses, il n'a pas pu venir vous accueillir. Il sporule.

- Pardon ?

- Il sporule. Il fait pousser des boules lumineuses sur sa tête pour les élections.

J'avale ma salive, mais je n'ai pas suffisamment de forces pour poursuivre cette conversation. C'est lui qui me vient en aide.

- À ma connaissance depuis longtemps nous n'avons pas eu par ici de visiteur de l'ère de l'électricité. Quoi de neuf chez vous ?

Il est temps de récupérer ma supériorité. Je lui lance légèrement, non sans un peu d'ironie cachée :

- Si c'est le vingtième siècle que vous appelez ère de l'électricité, je dois vous avouer que la mode des voyages dans l'avenir est en déclin. Jules Verne et H.G. Wells, encouragés par Utopie de Thomas More, n'attirent plus autant, Wells, lui, s'est rabattu sur des sujets plus contemporains, tels que la sociologie ou la politique. Quant à moi…

Il me coupe la parole.

- Je sais, je sais. Monsieur le Rédacteur n'a pas hésité à avancer il y a quelques années jusqu'à l'ère des Machines Libérées et Autonomes, or cette région n'est séparée de nous que de quelques centaines de milliers d'années seulement. J'ai lu la "Nouvelle Illiade".

Il est si bien documenté que je me tais, le souffle coupé. Je saisis néanmoins l'occasion pour tâter le terrain. Je demande modestement :

- Votre excellente mémoire me ravit… Vous n'ignorez sans doute pas non plus que…

- Que nous, mécanismes organiques, nous étions bien mal en point en ce temps, dans la lutte inégale que nous menions contre les immenses et puissants automatismes inorganiques extrêmement prolifiques. Ils étaient sur le point de nous anéantir, comme vous ne l'ignorez pas, Monsieur le Rédacteur… C'est à la toute dernière minute que nous avons pu prendre le dessus, nous avons reconquis la Terre à l'aide de quelques camarades émigrés sur la planète Vénus qui eux, là-bas, pouvaient tranquillement poursuivre leurs expériences selon les instructions archaïques, mythiques, de la génétique… Ils ont renversé la direction des instincts biologiques, produit des poumons d'hélium, ils sont revenus, ils ont organisé la résistance, ils ont écrasé l’empire préhistorique des mastodontes mécaniques et des sauriens à essence… Nous les avons en partie exterminés, en partie ils ont péri d'eux-mêmes, aujourd'hui ne vit plus aucun mécanisme construit en matière inorganique sur cette planète, les métaux, les silicates et les gaz ordinaires ou rares, nous avons réussi à les réorganiser globalement dans le but de la division cellulaire gouvernée par le  neurone… Leleberinbinba brahatmi !

Je lève la tête en sursautant, mais je comprends que les deux derniers mots ne me sont pas adressés (je ne les ai de toute façon pas compris). Une énorme araignée se tient accoudée devant nous, le triple de ma taille. Une araignée, sûrement un parent des arachnides, il a huit pattes, une étrange tête double, des élytres et plusieurs paires de mains polydactyles autour des mandibules. Sa réponse est joviale :

- Hrahoutra hragma !

Ils dialoguent pendant quelques minutes sans faire attention à moi. Je les écoute pétrifié, une vague de chaleur m'envahit puis je suis secoué de frissons. Puis je perds complètement la tête, je ne me domine plus, envolées la maîtrise de soi et la supériorité. Les cheveux se dressent sur ma tête, j'agite les bras et poussant des râles horribles, sorti de mes gonds je hurle au firmament sourdement silencieux :

- Hommmeu !… Hommmeu !… Hoou !… Je veux un homme !… Un hommmeu !… D'où qu'il vienne ! N'importe qui !… Ciel !… Au secours !…

Tout mon corps tremble d'émotion et d'effroi, d'un dégoût à donner la chair de poule, je couine comme un chien battu. Brusquement je me tais, je rentre le cou, je me tapis dans un coin, mes cris ont fait un peu reculer l'araignée. Mon accompagnateur girafe, me fait face et tape du pied.

- Assez ! Crie-t-il alors, furieux, en soulignant sa colère d'un geste de la tête. Je connais bien ce geste, j'ai souvent fait taire mon chien, Tomi, de cette façon quand il se mettait à japper sans aucune raison.

Je n'ose même plus faire ouf. Furieux et menaçant, mon accompagnateur observe si j'ai bien regagné mon calme. Puis, encore un peu renfrogné mais décidé, il se met à parler. Plus de place pour la courtoisie. Si je ne me trompe pas, à quoi bon le nier, il se permet de me tutoyer. Et en quels termes !

- Sale petit morveux ! Comment un "homme" ? Nous sommes peut-être des fantômes ?

Je sens qu'il vaut mieux me taire.

- Qu'est-ce que vous croyez ? Nous ne sommes pas rigides au point de nous accrocher obstinément à l'unique forme ; elle n'a d'ailleurs été choisie ni par le courage ni par le raisonnement et le libre arbitre adapté aux circonstances. Elle a été dessinée par la souffrance impuissante de quelque instinct aveugle à partir d'un horrible singe, sans presque rien avoir transformé des agencements initiaux depuis des milliers d'années.

Cette fois je n'ai vraiment pas intérêt à le contredire, tout au moins pour l'instant,. J'attends la suite en haletant. Je cligne des yeux, je renifle, dernière défense de mon amour-propre, pour lui montrer que je n'ai pas peur.

- "Homme !" Qu'est-ce que c'est pour toi l'homme, si ce n'est la volonté qui régit et transforme la nature à son service, la volonté et le travail de "l'instinct" ? La masse des cellules en prolifération que les "forces naturelles" s'exerçant selon des recettes ossifiées ont d'abord structurée, composée, définitivement fixée, sans demander l'avis de la volonté et de l'intelligence, et ne l'ont transmise qu'ensuite au raisonnement, une fois prête et ayant acquis une forme non transformable, pour qu'il en fasse bon usage s'il le peut, cette masse est-elle plus homme que le projet qui germe avec préméditation dans la conscience, dans le neurone solitaire ? Et sous sa conduite, avec l'aide des forces biologiques, ces cellules s'agglomèrent et composent la forme à leur convenance. Grâce à Dieu le processus n'est plus réversible, désormais c'est l'intelligence qui donne ses instructions à l'instinct et aux processus biologiques pour modeler la vie ; l'étincelle divine insufflée dans le corps animal n'est plus fonction d'un instinct impuissant comme c'est le cas chez vous, dans votre pays. Homme ! Serait-ce peut-être toi l'homme pour être né par hasard du corps du singe ? Et pas moi ou mon ami Pek-Bar, ici présent, qui avons décidé à notre âge ovulaire intelligent la forme enthousiaste que nous voulions choisir dans un riche livre d'images de la nature, et si ça nous plaît, demain nous nous réduirons à des ovules élémentaires avant de choisir de nouvelles formes ?

J'essaye bien de répondre, mais seuls de misérables borborygmes s'échappent de ma gorge.

Mon accompagnateur m'écoute, il me toise. Puis il s'adresse à l'arachnide. Et, chose étonnante, je comprends ce qu’il dit.

- Il veut voir un homme. Semblable à lui-même. Je soupçonne qu'on est en train d'achever les finitions de sa compagne. Emmène-le chez Ha-Bang.

Un éclair : l'arachnide me prend sur son dos, ses ailes se déploient. Nous fendons l'air. Nous piquons, nous touchons terre. Un magnifique parc. Dans l'arrière-plan un beau palais, il tourne lentement sur lui-même.

L'arachnide s'est envolé, une superbe silhouette féminine vêtue de soie blanche s'approche lentement sur la route.

Une princesse !

J'ai un coup au cœur, seuls mes yeux parlent. Un court instant elle n'est que sourire, puis elle fronce les sourcils. Sa voix tinte et roucoule comme une cloche et comme une colombe.

- Attends… Écoute… Ferme les yeux… Ne pense à rien… Je vois que ta volonté est encore chancelante… J'exercerai cette volonté à ta place… Laisse-toi aller… Comme ça, tu ne me plais pas… Mais je vais te métamorphoser en un crapaud superbe…

Je hurle comme dans un cauchemar. Je saute par-dessus la clôture, je me mets à courir vers la gare, peut-être que le train n'est pas encore parti.

 

Suite du recueil

 



[1] Oswald Spengler (1880-1936). Essayiste, philosophe allemand, auteur de "Le déclin de l’Occident" (« la force créatrice est morte … elle faisait une onde immense jaillie des profondeurs d’un passé obscur »).