Frigyes
Karinthy : "Malades
rieurs"
La gare où je suis arrivé m'a
beaucoup déçu. Compte tenu de l'époque – j'avais
acheté mon ticket pour les alentours de la 2030820-ème
année après Néandertal –
je m'attendais à une technicité extraordinaire, or cette gare
d'il y a cent mille ans se trouvait dans l'espace, quelque part entre
En descendant les marches tant bien que
mal, cherchant quelqu'un qui me déchargerait de mes bagages, je serais
presque tenté d'imaginer que toute l'humanité s'est
éteinte. Nulle part âme qui vive, le quai paraît
désert. Pourtant quelques milliers d'années plus tôt une
métropole s'étalait à cet endroit selon le
témoignage de ma carte temporelle.
Mais, tiens, l'homme seul est
périssable, et non pas tout le monde vivant : depuis la porte un
quadrupède semblable à une girafe déambule confortablement
vers moi, il allonge son cou, il fait de grands pas avec ses longues pattes.
Et brusquement, eh bien ! Il se
met à parler.
Non seulement il parle, mais il parle en
langage humain.
Non seulement en langage humain, mais il
parle en hongrois !
Eh oui, en hongrois et,
qu'ouïs-je ? Il m'appelle par mon nom. C'en est trop. Je lui demande,
ébahi :
- D'où me connaissez-vous.
- On m'a signalé votre venue,
remarque-t-il courtoisement, mais assez indifférent. Nous restons en
contact avec des séries reconstruites de cellules
cérébrales mortes, en remontant dans le temps jusqu'à l'âge
de bronze inclus.
- En hongrois ?…
Il tourne distraitement son long cou
sinueux.
- Nous avons également
reconstruit les cellules cérébrales de la parole, explique-t-il,
mais vous ne pouvez pas… Nous en reparlerons. Où sont vos
bagages ?
Je les lui tends avec un peu d'hésitation.
Je remarque sous sa tête, sur le cou, deux petites antennes en forme de
mains qui lui permettent d'attraper facilement mes malles et de se les lancer
sur le dos. Le temps d'arriver jusqu'à la petite place devant la gare,
j'essaye d'ordonner toutes les combinaisons possibles pour ne pas être
obligé de poser trop de questions. Mon vieil adage est : "Ne
pose pas de question, observe". Mais aucune bonne idée ne me vient
hormis l'hypothèse que l'humanité a appris à penser et
à parler aux animaux avant de disparaître. Je décide de
chercher dans cette direction, d'autant plus que sur la place devant la gare un
papillon géant attendait la girafe ; ils se disent quelque chose
dans une langue étrangère, puis le papillon saisit mes malles et
s’envole avec, vraisemblablement vers mon lieu d'hébergement. Je
fais celui qui trouve tout cela naturel, au cours de mes voyages dans le temps
je me suis habitué à éviter de m'étonner et de
m'ébahir.
Je me racle la gorge de quelques hm-hm et
je prends l'initiative d'une conversation sur un ton détaché.
Pendant ce temps nous avançons vers une sorte de campement
misérable (serait-ce la capitale ?), il raccourcit poliment le pas
pour me permettre de le suivre.
- Est-ce que dans cette ville
habitent, euh… Excusez-moi… Essentiellement des girafes ?
Il agite son cou.
- Des girafes ? Ah oui, c'est de
moi que vous voulez parler… Non, non. Je ne dirai pas ça. Toutes
sortes de formes cohabitent ici actuellement. Moi-même je n'ai
revêtu ma forme actuelle qu'il y a deux semaines.
Et toc. De nouveau je ne comprends pas. Je
change prudemment de sujet.
- Le… Comment l'appeler…
Le bourgmestre… Monsieur le maire de la ville… a également
été averti de ma venue ?
- Naturellement. Il vous
présente ses excuses, il n'a pas pu venir vous accueillir. Il sporule.
- Pardon ?
- Il sporule. Il fait pousser des
boules lumineuses sur sa tête pour les élections.
J'avale ma salive, mais je n'ai pas
suffisamment de forces pour poursuivre cette conversation. C'est lui qui me
vient en aide.
- À ma connaissance depuis
longtemps nous n'avons pas eu par ici de visiteur de l'ère de
l'électricité. Quoi de neuf chez vous ?
Il est temps de récupérer ma
supériorité. Je lui lance légèrement, non sans un
peu d'ironie cachée :
- Si c'est le vingtième
siècle que vous appelez ère de l'électricité, je
dois vous avouer que la mode des voyages dans l'avenir est en déclin.
Jules Verne et H.G. Wells, encouragés par Utopie de Thomas More,
n'attirent plus autant, Wells, lui, s'est rabattu sur des sujets plus
contemporains, tels que la sociologie ou la politique. Quant à
moi…
Il me coupe la parole.
- Je sais, je sais. Monsieur le
Rédacteur n'a pas hésité à avancer il y a quelques
années jusqu'à l'ère des Machines Libérées
et Autonomes, or cette région n'est séparée de nous que de
quelques centaines de milliers d'années seulement. J'ai lu la
"Nouvelle Illiade".
Il est si bien documenté que je me
tais, le souffle coupé. Je saisis néanmoins l'occasion pour
tâter le terrain. Je demande modestement :
- Votre excellente mémoire me
ravit… Vous n'ignorez sans doute pas non plus que…
- Que nous, mécanismes
organiques, nous étions bien mal en point en ce temps, dans la lutte
inégale que nous menions contre les immenses et puissants automatismes
inorganiques extrêmement prolifiques. Ils étaient sur le point de
nous anéantir, comme vous ne l'ignorez pas, Monsieur le
Rédacteur… C'est à la toute dernière minute que nous
avons pu prendre le dessus, nous avons reconquis
Je lève la tête en sursautant,
mais je comprends que les deux derniers mots ne me sont pas adressés (je
ne les ai de toute façon pas compris). Une énorme araignée
se tient accoudée devant nous, le triple de ma taille. Une
araignée, sûrement un parent des arachnides, il a huit pattes, une
étrange tête double, des élytres et plusieurs paires de
mains polydactyles autour des mandibules. Sa réponse est joviale :
- Hrahoutra hragma !
Ils dialoguent pendant quelques minutes
sans faire attention à moi. Je les écoute pétrifié,
une vague de chaleur m'envahit puis je suis secoué de frissons. Puis je
perds complètement la tête, je ne me domine plus, envolées
la maîtrise de soi et la supériorité. Les cheveux se
dressent sur ma tête, j'agite les bras et poussant des râles
horribles, sorti de mes gonds je hurle au firmament sourdement
silencieux :
- Hommmeu !…
Hommmeu !… Hoou !… Je veux un homme !… Un
hommmeu !… D'où qu'il vienne ! N'importe
qui !… Ciel !… Au secours !…
Tout mon corps tremble d'émotion et
d'effroi, d'un dégoût à donner la chair de poule, je couine
comme un chien battu. Brusquement je me tais, je rentre le cou, je me tapis
dans un coin, mes cris ont fait un peu reculer l'araignée. Mon
accompagnateur girafe, me fait face et tape du pied.
- Assez ! Crie-t-il alors,
furieux, en soulignant sa colère d'un geste de la tête. Je connais
bien ce geste, j'ai souvent fait taire mon chien, Tomi, de cette façon
quand il se mettait à japper sans aucune raison.
Je n'ose même plus faire ouf. Furieux
et menaçant, mon accompagnateur observe si j'ai bien regagné mon
calme. Puis, encore un peu renfrogné mais décidé, il se
met à parler. Plus de place pour la courtoisie. Si je ne me trompe pas,
à quoi bon le nier, il se permet de me tutoyer. Et en quels
termes !
- Sale petit morveux ! Comment un
"homme" ? Nous sommes peut-être des fantômes ?
Je sens qu'il vaut mieux me taire.
- Qu'est-ce que vous croyez ?
Nous ne sommes pas rigides au point de nous accrocher obstinément
à l'unique forme ; elle n'a d'ailleurs été choisie ni
par le courage ni par le raisonnement et le libre arbitre adapté aux
circonstances. Elle a été dessinée par la souffrance
impuissante de quelque instinct aveugle à partir d'un horrible singe,
sans presque rien avoir transformé des agencements initiaux depuis des
milliers d'années.
Cette fois je n'ai vraiment pas
intérêt à le contredire, tout au moins pour l'instant,.
J'attends la suite en haletant. Je cligne des yeux, je renifle, dernière
défense de mon amour-propre, pour lui montrer que je n'ai pas peur.
- "Homme !" Qu'est-ce
que c'est pour toi l'homme, si ce n'est la volonté
qui régit et transforme la nature à son service, la
volonté et le travail de "l'instinct" ? La masse des
cellules en prolifération que les "forces naturelles"
s'exerçant selon des recettes ossifiées ont d'abord structurée, composée, définitivement
fixée, sans demander l'avis de la volonté et de l'intelligence,
et ne l'ont transmise qu'ensuite au raisonnement, une fois prête et ayant
acquis une forme non transformable, pour qu'il en fasse bon usage s'il le peut,
cette masse est-elle plus homme que le projet qui germe avec
préméditation dans la conscience, dans le neurone
solitaire ? Et sous sa conduite, avec l'aide des forces biologiques, ces
cellules s'agglomèrent et composent la forme à leur convenance. Grâce à Dieu le
processus n'est plus réversible, désormais c'est l'intelligence
qui donne ses instructions à l'instinct et aux processus biologiques
pour modeler la vie ; l'étincelle divine insufflée dans le
corps animal n'est plus fonction d'un instinct impuissant comme c'est le cas
chez vous, dans votre pays. Homme ! Serait-ce peut-être toi l'homme pour être né
par hasard du corps du singe ? Et pas moi ou mon ami Pek-Bar,
ici présent, qui avons décidé à notre âge
ovulaire intelligent la forme enthousiaste que nous voulions choisir dans un
riche livre d'images de la nature, et si ça nous plaît, demain
nous nous réduirons à des ovules élémentaires avant
de choisir de nouvelles formes ?
J'essaye bien de répondre, mais
seuls de misérables borborygmes s'échappent de ma gorge.
Mon accompagnateur m'écoute, il me
toise. Puis il s'adresse à l'arachnide. Et, chose étonnante, je
comprends ce qu’il dit.
- Il veut voir un homme. Semblable
à lui-même. Je soupçonne qu'on est en train d'achever les
finitions de sa compagne. Emmène-le chez Ha-Bang.
Un éclair : l'arachnide me
prend sur son dos, ses ailes se déploient. Nous fendons l'air. Nous
piquons, nous touchons terre. Un magnifique parc. Dans l'arrière-plan un
beau palais, il tourne lentement sur lui-même.
L'arachnide s'est envolé, une
superbe silhouette féminine vêtue de soie blanche s'approche
lentement sur la route.
Une princesse !
J'ai un coup au cœur, seuls mes yeux
parlent. Un court instant elle n'est que sourire, puis elle fronce les
sourcils. Sa voix tinte et roucoule comme une cloche et comme une colombe.
- Attends… Écoute…
Ferme les yeux… Ne pense à rien… Je vois que ta
volonté est encore chancelante… J'exercerai cette volonté
à ta place… Laisse-toi aller… Comme ça, tu ne me
plais pas… Mais je vais te métamorphoser en un crapaud
superbe…
Je hurle comme dans un cauchemar. Je saute
par-dessus la clôture, je me mets à courir vers la gare,
peut-être que le train n'est pas encore parti.
[1] Oswald Spengler (1880-1936). Essayiste, philosophe allemand, auteur de "Le déclin de l’Occident" (« la force créatrice est morte … elle faisait une onde immense jaillie des profondeurs d’un passé obscur »).