Frigyes
Karinthy : "Malades
rieurs"
PoÈte et dÉtective[1]
Le détective privé a un regard
encourageant, paternel :
- Je vous en prie, prenez place. Ne
soyez pas aussi inquiet. Nous sommes complètement seuls. Faites-moi
confiance. Dans une institution de sourds-muets vous ne pourriez pas compter
sur plus de discrétion que chez moi. Dites-moi en toute franchise, sans
honte, de quoi il s'agit ?
Le poète se tait et hésite.
Un sourire compréhensif
apparaît sur les lèvres du détective privé.
- Je connais cette gêne. Les
gens viennent souvent me voir comme ça. Je la connais et je
Le poète le regarde avec gratitude.
Il acquiesce rapidement de
- Allons, dites-moi tout. Quels sont
les signes… ?
Le poète le regarde avec
étonnement.
- Mais…
- Je comprends. J'ignore pour le
moment, n'est-ce pas, de quoi il s'agit. Mais il s'agit bien de quelque chose,
n'est-ce pas, et je n'aimerais nullement offenser votre sensibilité…
Je voudrais vous permettre de parler par vous-même, directement, d'un
trait… Sans contrainte… Je ne suis pas un juge d'instruction, si je
dois ressembler à quelqu'un, j'aimerais mieux vous rappeler un conseil
spirituel… Un ami intime…
Les lèvres du poète se
contractent. Il baisse les yeux :
- Vous êtes un homme
raffiné… Je ne me suis pas trompé…
Le détective privé poursuit,
avec énergie cette fois, pour l’hypnotiser :
- Peut-être. Vous aussi bien
sûr. Mais vous êtes également malheureux. Et vous n'en
sortirez pas tout seul. Je peux vous aider. Je vous aiderai. Vous
connaîtrez l'entière vérité. J'ai seulement besoin
de quelques éléments. Quand avez-vous remarqué la première
fois que quelque chose clochait ?
Le poète esquisse un geste de
désespoir.
- Il y a très longtemps…
Il y a des années…
- Et c'est seulement maintenant…
Que vous vous êtes décidé ? Vous avez
évidemment espéré tout comprendre par vous-même.
- C'est juste.
- Bon. Procédons dans l'ordre.
Quel a été le premier signe suspect ?
- Difficile à dire comme
ça… Ce n'est peut-être pas d'un seul coup… Un jour
j'ai remarqué que quelque chose avait changé… Pas
extérieurement, vous comprenez, extérieurement tout était
comme avant… C'est la saveur des choses qui a changé…
Le détective privé sourit.
- Je comprends, c'est toujours comme
ça au début. Le reste vient après, n'est-ce pas… Ce
qui a changé, c'est l'attitude de…
- Oui… Et en toutes choses il
manquait désormais le sel qui donnait un sens, la joie à ma vie,
la foi… J'avais beau essayer de lire, d'apprendre, de travailler…
De participer à…
- Attendons. Chaque chose en son
temps. Donc, c'est sa froideur que vous avez d'abord remarquée. Ensuite
ses caprices. À quel moment a-t-elle découché une
première fois sans fournir d'explication ?
Le poète lève la tête.
- De qui parlez-vous ? -
Demande-t-il poliment.
- Et bien, de la femme.
- Quelle femme ?
- Mon Dieu, mais… Votre
épouse.
Le poète hausse les épaules.
- Je ne suis pas marié.
Le détective privé fait un
geste involontaire d'impatience.
- Naturellement, je ne pensais pas au
sens administratif du terme… Devant moi il n'y a pas de quoi rougir. Je
suis là justement pour enquêter dans les affaires les plus
délicates… Donc ce n'est pas votre épouse mais votre amie.
- Mon amie ?… Ah, vous
voulez parler de mes amies… Non, pas du tout, elles ne sont pas en
cause… Elles ont toujours été parfaites, d'ailleurs
actuellement je n'en ai pas…
La chaise du détective privé
grince nerveusement. Il se racle la gorge et dit :
- Alors il s'agit peut-être
d'argent… D’une affaire peut-être ? Son attitude n'est
pas conforme à vos conventions… Vous soupçonnez
éventuellement qu'au moment des comptes, il… Dites-moi tout en
confiance, nous irons au fond des choses.
Le poète éclate de rire.
- Des affaires ? Des
conventions ? Des comptes ? Avec moi ?
Le détective privé se
lève. Il jette un coup d'œil à la pendule, il sourit encore
mais sa voix change de ton.
- Dites-moi alors en quoi je peux vous
être utile ?
Le poète se lève aussi. Son regard
se perd dans le lointain, il lève un peu les bras.
- Où donc fuit loin de nous la
jeunesse volage ? – prononce-t-il d'une voix claire, sonore,
plaintive.
Le détective privé recule.
- Pardon ?
- Oui, où fuit-elle donc notre
jeunesse ? Dites-moi qui nous prive de nos illusions ? Pourquoi
l'âme pure s'emplit-elle de chagrin ? Pourquoi tombe la feuille,
pourquoi, fuit le printemps ?
Puis de plus en plus fort :
Sur son épaule dénudée la croix
La vérité palpite et crie, pourquoi
Quand sur son cheval bouffi
Va plastronnant l'orgueilleuse infamie ?
Eh bien ? Pourquoi ? À qui
la faute ? Qui l'a voulu ? Qui en profite ? Où est
Dieu ? Où la vérité ? C'est ça que vous
devez trouver ! Voilà pourquoi je suis venu vous voir !
Le détective privé cherche sa
respiration.
- Comment osez-vous ! –
crie-t-il d'une voix de crécelle, rouge d'indignation. - Qu'est-ce
que c'est que cette stupide plaisanterie ? Je n'ai pas de temps à
perdre ! Mon temps est un peu plus précieux que le
vôtre ! Quelle insolence !
Le poète pointe son doigt vers un
écriteau sur le mur.
- Excusez-moi. J'ai lu votre
annonce : "Je vois tout, j'apprends tout, j'éclaircis
tout." Je croyais… J’ai eu l'idée… Mais ce
n'était nullement une plaisanterie… Tout au plus un malentendu…
Ce n'est pas la première fois… Je vous demande pardon… Je ne
voulais pas vous offenser…
Et lentement, le pas hésitant, il se
dirige vers la sortie.