Frigyes Karinthy :  "Malades rieurs"

 

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Tibor

 

Je suis passé dans cette rue ce matin, la maison existe encore, au bout de la main courante, au bas de l'escalier, j'ai retrouvé le serpent ailé de fonte moulée, avec la tête de femme au sourire énigmatique et méchant qui m'a tant de fois laissé songeur en arrivant chez moi après l'école élémentaire de la rue Rigó. J'avais alors sept ou huit ans, nous habitions dans cet immeuble, au deuxième étage.

C'est sur la place devant l'église que j'ai fait la connaissance de Tibor, il s'adossait à la grille, lui aussi il regardait les filles qui jouaient à la "ronde", elles chantaient avec ferveur "Mariska assise sur un caillou". Je les regardais bouche bée, j'aurais tant aimé jouer avec elles mais cela aurait nui à ma dignité de le leur demander, pourtant à entendre les paroles elles avaient besoin d'un rôle masculin nommé "oncle Károly" qui à la fin poignardera Mariska pour que les autres du cercle puissent constater en chœur : "Károly est possédé du diable". Malheureusement c'est une petite fille qui s'est chargée de ce rôle et je n'avais donc aucune chance de voir mon humble pétition écoutée et moi invité à participer.

J'ai aperçu Tibor quand, le cœur lourd et résigné, je voulais justement partir. Tibor se trouvait près de moi, il regardait également les filles. À l'instant même j'ai revêtu un masque ironique et hautain, j'ai fait la moue du mépris sans limite. C'est avec la supériorité désapprobatrice et renfrognée de la virilité assurée que j'ai dit à Tibor :

- Quelles connes, comment peut-on jouer à des âneries pareilles ?

Tibor acquiesça modestement et poliment, sans me contredire, mais la fraîcheur de sa retenue était destinée à me montrer que lui, il ne daignait pas même critiquer les filles, elles sont si loin de lui. Il se trouve là par pure distraction, trop plongé dans ses propres pensées.

Ses réponses prévenantes mais distantes m'apprirent qu'il habitait le même immeuble que nous, au troisième étage. Je me suis bruyamment étonné et j'ai vivement regretté que dans ces conditions nous ne nous connaissions pas encore, tandis que lui, il a discrètement remarqué, avec un sourire évasif, qu'il sortait rarement de chez lui et qu'il ne séjournait presque jamais sur l'accourse[1]. Mon affection admirative pour lui fut l'œuvre d'un instant. Je crois que c'est son nom qui me fit le plus d'effet. J'ignore pourquoi mais le prénom Tibor représentait pour moi à l'époque quelque chose de froidement distingué, de fermement sérieux et fiable. J'ai décidé sur-le-champ de le prendre comme idéal, de le suivre sur la voie semée d'embûches du labeur viril, de la fierté et du chemin inexorablement tracé. Lui, il a accueilli mes approches avec une réserve bienveillante. Je lui ai demandé comment il se faisait qu'il ne fréquentait pas l'école primaire de la rue Rigó alors que nous habitions le même immeuble et que nous avions l'air d'avoir le même âge. Il me fit savoir avec un sourire condescendant qu'il était élève d'une école militaire privée siégeant au centre-ville, et que d'autre part, si nous avions effectivement le même âge, il était dans une classe "d'environ" deux ans au-dessus de la mienne depuis que l'an passé il avait exécuté "en privé" l'équivalent de cette différence de deux classes et il avait réussi tous ses examens. Je n'osai même pas l'interroger sur ses résultats scolaires, tellement il était évident qu'il était le premier de sa classe, je m'informai simplement de ses prix, ce sur quoi il lança un geste dédaigneux et remarqua comme accessoirement que si je m'intéressais aux décorations il me montrerait un jour la boîte de velours dans laquelle sa famille collectionnait ces babioles. Je pris cette remarque pour un encouragement et je commençai à faire d'humbles allusions pleines d'espoir à d'éventuelles visites réciproques, bien sûr seulement dans un avenir incertain, mais il ne me donna aucune réponse précise en évoquant ses après-midi systématiquement surchargés. Je me précipitai pour deviner : des leçons de piano et de langues naturellement. Mais il fit la moue en disant que le piano et les trois ou quatre langues étrangères qu'on doit absolument connaître, il les avait achevées depuis deux ans déjà. Il pratiquait actuellement l'escrime et la peinture, et en outre – mais il n'aimait pas beaucoup en parler, c'est pourquoi il me demandait de m'abstenir de trop l'évoquer devant autrui – il s'intéressait à une étude plus personnelle, ou plutôt, non pas une étude mais une expérimentation concernant une invention assez intéressante ; comme sa famille lui avait aménagé à cette fin un petit laboratoire, c'est là qu'il passait le plus clair de son temps. Naturellement pour un tel programme on devait vivre une vie spartiate, il était debout chaque matin à cinq heures, il prenait un bain froid, le soir il lisait ou il "examinait ses projets", c'est ainsi qu'il s'exprima.

Nous nous séparâmes dans la cage d'escalier avec une rapide poignée de main dans laquelle se concentrait pour ma part une sincérité significative et totalement prometteuse, tandis que de sa part à lui émanait une amabilité courtoise qui exprimait aussi qu'il n'était pas favorable à des confidences exagérées et qu'il n'avait pas de temps à perdre en longues salutations. Il monta au troisième pendant que moi, rêveur, je sonnai et j'entrai dans notre antichambre.

Après la soupe je ne tenais plus en place, je déballai ma nouvelle connaissance. Plein d'enthousiasme je racontai la personnalité hors du commun qui habitait là, dans notre immeuble. En direction de mon père qui n'était pas spécialement satisfait de mon assiduité scolaire, je soulignai parmi ses vertus l'élève parfait et la persévérance pour exploiter ses talents à fond. En voyant qu'ils ne l'appréciaient pas suffisamment (tout au moins personne ne dit mot), d'une idée soudaine qui me surprit moi-même je lui prêtai quelques maximes sur les vertus et les buts de la vie : je pense qu'à ce moment-là je croyais vraiment qu'il les avait dites. L'effet fut grandiose. Mon père me regarda avec étonnement, acquiesça vigoureusement, puis dans son style dialectique il déclara qu'apparemment Tibor était effectivement un garçon hors du commun, mais qu'il préférerait qu'à la place d'une admiration j'essayasse plutôt de suivre son exemple. Au demeurant je devrais l'inviter un jour au goûter, il ferait volontiers sa connaissance.

À partir de là mes frères et sœurs commencèrent également à s'intéresser à ma découverte. Ils écoutaient de bon gré mes rapports renouvelés du cas Tibor, de quoi s'occupait momentanément ce génie hors pair à masque d'enfant prodige : le caractère secret en rajoutait à la chose, vu qu'il était extrêmement difficile de rencontrer Tibor.

C'est seulement deux jours plus tard que nous nous sommes croisés par hasard. J'étais à la porte de la cuisine où la vieille Fáni saignait un poulet : elle lui tordait le cou en arrière et avec le dos du couteau elle tapotait généreusement l'oiseau qui battait des ailes, en lui disant d'une voix maternelle "de quoi t'as peur, donc ?" ça a apparemment calmé un peu le poulet qui a dû admettre qu'un petit saignement ne doit pas faire peur à un homme s'il est un poulet.

Tibor descendait, j'ai couru vers lui. Il ne m'a pas tout de suite reconnu, mais ensuite il m'a d'autant plus gentiment assuré qu'il se souvenait bien de moi. Mon extase était si grande que je n'ai pas pu me retenir, je lui ai tout de suite fait savoir plein d'enthousiasme que mon père et ma famille le recevraient volontiers pour un modeste goûter, et j'ai attendu sa réponse le cœur battant. Tibor est devenu sérieux. Puis en hésitant, avec des circonlocutions diplomatiques il m'a fait comprendre qu'à son avis ce serait précipiter les choses : pour le moment contentons-nous de décider de nous rencontrer parfois en tête à tête, en secret. Enchanté et ravi, j'ai demandé où et quand. Après quelques hésitations il a désigné le palier du premier étage comme terrain extraterritorial.

Ce qui fut fait, au début un jour sur deux, puis quotidiennement. Nous discutions dans l'obscurité, accoudés à la rampe de l'escalier, de ses merveilleux projets et de ses opinions encore plus merveilleuses.

À la maison le sujet de ces conversations me permit de nourrir la légende de Tibor, dans le cercle de mes frères et sœurs, cette légende singulière dans laquelle pour ma part je tissais tout mon imaginaire secret, un monde d'idées et d'actes héroïques dont je n'aurais jamais osé parler en mon propre nom.

La curiosité de mes frères et sœurs pour Tibor allait en augmentant, à l'exception de Gizi qui depuis le début…

Mais n'anticipons pas.

La visite personnelle de Tibor est tombée le dernier jour d'une période de trois bonnes semaines qu'a duré la légende de Tibor.

Brusquement, juste quelques heures auparavant, il m'a informé qu'aujourd'hui il voulait bien venir chez moi ; il avait une bonne raison pour cela, nous avions chez nous un chat âgé de quelques mois, depuis longtemps il l'observait, et il avait récemment remarqué sur lui des changements bizarres ; étant donné que depuis quelques semaines il s'occupait d'études médicales et en particulier chirurgicales, il souhaitait vivement observer l'animal de plus près.

J'eus à peine le temps de commander le goûter. Mes frères et sœurs étaient tout excités. J'ai fait des recommandations à tous sur le comportement à adopter envers l'invité de marque. Personnellement je me suis lancé à la recherche du chat, j'ai fini par le trouver dans la poubelle : j'ai constaté avec ébahissement qu'il était effectivement malade, son cou restait tordu sur un côté comme pour mieux guetter vers le haut.

C'est émus et embarrassés que nous accueillîmes Tibor. Il fut gentil et courtois mais étonnamment réservé et taciturne ; si j'avais été plus futé j'aurais sans doute remarqué sa grande gêne ; mais moi j'ai attribué à ses profondes pensées le fait que pendant tout le goûter il n'a pratiquement pas ouvert la bouche. Il sirotait son café sans dire un mot et avalait sa brioche ; s'il a donné une ou deux réponses à nos questions c'était si doucement qu'on l'entendait à peine.

Quand j'ai orienté la conversation sur le chat, il s'est ravivé mais est apparu inquiet. J'ai donné à Fáni en train de nous servir l'ordre distingué de nous présenter le malade. Fáni est sortie tout en faisant, à ma grande surprise, un clin d'œil vers ma sœur Gizi, qui s'est levée et l'a suivie dans la cuisine.

Tibor observait Gizi à la dérobée depuis déjà de longues minutes, il a posé quelques questions étranges (que nous n'avons pas tout de suite comprises) concernant le chat, il s'est alors brusquement levé et il a déclaré qu'il devait partir sur-le-champ. Effrayé, j'ai tout fait pour le retenir en le priant d'attendre au moins mon père qui souhaitait le rencontrer. Mais Tibor fut intraitable, il invoqua un précepteur qui devait l'attendre à l'étage au-dessus, il reviendrait une autre fois. Il a vite ramassé son béret et s'est précipité vers la sortie. Nous sommes partis sur ses talons dans l'antichambre mais il a quasiment arraché la porte pour disparaître au plus vite, c'est à ce moment-là que Gizi est apparue depuis la cuisine portant le chat dans ses bras et barrant la route à Tibor. Dès que le chat remarqua Tibor, il se mit à miauler à fendre l'âme et à s'accrocher à Gizi de toutes ses vingt griffes. Tibor se retourna, fourra les mains dans ses poches d’une démarche chaloupée il prit la direction de l'escalier comme s'il n'était pas du tout concerné, Gizi sur ses traces avec le chat. Ce que nous avons pu voir c'est le dos de Tibor qui courait et Fáni, les mains sur les hanches, à la porte de la cuisine qui lui envoyait des invectives.

La lumière s'est faite sur Tibor avant le soir.

Non seulement Tibor n'était l'élève d'aucune école militaire privée mais il ne fréquentait pas d'école du tout, il avait été renvoyé l'année précédente et depuis il vivotait oisif auprès de sa mère veuve, autrefois pourvoyeuse de bonnes à tout faire, qui était incapable de le placer dans un commerce parce que l'enfant fuguait de partout. Il était envisagé que son oncle, menuisier à Monor, le prît comme apprenti en été, d'ici-là il traînait ses jours ici à la grande frayeur de l'immeuble.

En effet Tibor s'était spécialisé dans les animaux : il avait tué au lance-pierre deux canaris du Harz le mois précédent pendant leur sommeil paisible dans leur cage accrochée sur l'accourse.

Gizi, en compagnie de Fáni, observait ses agissements depuis des jours. Elle avait établi que quelques jours plus tôt il s'était emparé de notre chat, le soir il l'avait monté au quatrième et l'avait lancé dans la cour. Le chat n'en était pas mort, il s'était seulement tordu le cou.

Notre indignation fut immense. Voilà pourquoi il avait besoin du chat, pour en finir définitivement avec lui.

Pendant longtemps je n'ai plus revu Tibor, apparemment il lui était interdit de sortie sur l'accourse.

Un mois plus tard, je commençais enfin à oublier ma déception, j'allais sortir dans une après-midi d'automne, un cri perçant venu des étages m'a retenu.

Là-haut, collé aux barreaux de l'accourse, penché en avant, Tibor ressortait dans la pénombre deux doigts enfoncés dans la bouche.

C'est la première fois que j'ai réalisé à quel point il était sale, débraillé et hirsute ; je ne m'en étais jamais aperçu.

Il me fixait avec une effroyable grimace, il a lancé un sifflement aigu comme pour m'avertir.

Il a ensuite sorti une langue invraisemblablement longue ; il a complètement passé la tête à travers les barreaux et avec une ironie infiniment malveillante il a proféré le petit poème qui suit :

 

Hi ! la Gizi

Hi ! la Gizi

Hi ! la gueuse, Hi la hongueroise !

 

L'instant d'après il a sauté en arrière, je n'ai plus entendu que son rire sauvage.

J'ai appris plus tard par mes frères et sœurs que cette bêtise, il la lançait occasionnellement à chacun de nous quand il nous voyait. À l'exception de Gizi qu'il craignait et dont il se vengeait ainsi parce qu'elle l'avait démasqué.

J'ai poursuivi mon chemin le cœur serré ; le chat au cou tordu s'est mis à miauler amèrement à la porte de la cuisine.

 

Suite du recueil

 



[1] Galerie sur la cour intérieure, très commune dans les immeubles de Pest.