Frigyes Karinthy :  "Malades rieurs"

 

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Scarlatine

 

Je me tenais devant ma rangée de livres dans la pièce crépusculaire, et je fixais les matières de mon emploi du temps du lendemain sans toutefois les sortir et les attacher avec ma sangle ; volontairement je n'ai pas mis la lumière, par superstition ou par je ne sais quelle bravade, j'avais décidé d'attendre ainsi l'arrivée de mon père et que la chose trouve une solution satisfaisante. Ce qui s'était passé était pour moi totalement incompréhensible, peut-être pas inattendu pourtant très nouveau, je n'avais aucune idée de ce que je devais en penser. Toute la journée Madame Lujza avait été nerveuse et agitée, elle criaillait d'une voix peu naturelle, elle avait quelque chose de globalement artificiel, je n'ai pas cru qu'elle était en colère mais j'ai senti qu'elle voulait quelque chose, qu'elle cherchait à provoquer une situation qui lui permettrait de se venger d'une offense inconnue qu'elle aurait subie. Je n'aimais pas Madame Lujza. Je n'aimais pas sa personne petite et boulotte, son attitude dédaigneuse et martiale, sa démarche dure et défiante, ses cheveux blonds et ses mains petites. Je n'aimais pas non plus son nom, était-ce depuis cette histoire ? A posteriori il serait trop facile de le démontrer ; mais je me souviens clairement que déjà avant je n'aimais pas ce nom. Chez nous Lujza était gouvernante et une sorte de mère de substitution depuis à peine six mois, mais l'autorité et le rang qu'elle s’était octroyé avec énergie dans la famille, ainsi que quelques autres signes éveillaient en moi le soupçon avec mes yeux d'aujourd'hui qu'en réalité elle voulait se faire épouser par mon père et qu'elle avait tout construit, tout orienté par rapport à cet objectif. Au début elle me flattait, elle me bichonnait, elle avait dû s'imaginer que je m'inclinerais et que je retrouverais en elle la compensation de la mère perdue et que je contribuerais indirectement à la réalisation de son objectif. Mais ensuite elle avait dû comprendre que quoiqu'elle fît je ne l'aimais pas. Alors elle a changé de tactique, elle me livrait bataille, à plusieurs reprises elle a essayé de convaincre mon père que ma nature paresseuse et mauvaise demandait à être corrigée, elle s'est même permise une fois de lancer l'idée de mon éloignement dans un internat. Tout cela ne m'inquiétait nullement, j'étais persuadé que ses manigances transparentes rebondissaient sur le blindage de la supériorité intellectuelle qui la séparait de nous, mon père et moi. Je cherchais auprès de mon père une connivence complice par-dessus la tête de Lujza, et depuis que j'avais réussi à le faire une fois sourire, j'étais tout à fait rassuré.

Toutefois ce qui s'est passé ce soir-là m'a fait sortir de mes gonds, non par crainte des conséquences : c'est le cas lui-même qui était blessant, même écœurant.

L'après-midi j'étais d'une humeur étrangement bonne sans savoir pourquoi, comme un peu ivre. J'ai tenu une conférence grotesque à mes sœurs dans laquelle mes professeurs étaient en train de couler dans un canot de sauvetage, chacun avec ses tics et ses idées fixes. J'ai fait plusieurs allers et retours à la cuisine où j'ai constaté avec enchantement qu'enfin c'était mon dîner préféré qui se préparait et que je réclamais en vain depuis des semaines : du lecsó[1] à la saucisse et aux œufs brouillés, et des gnocchis au fromage de brebis. Je me suis même efforcé d'être gentil avec Lujza mais elle n'a pas joué le jeu, elle est devenue au contraire encore plus revêche et désagréable. Elle m'a brutalement chassé de la cuisine et quand elle a vu à quel point je me réjouissais, le visage méchant et ironique elle a observé qu'elle n'était pas sûre que tout le monde aurait droit au dîner. Cela m'a étonné mais c'est seulement bien plus tard que la torturante pensée, dont je n'arrive toujours pas à me libérer, s'est éveillée en moi que c'est délibérément que ce jour-là elle avait préparé mon plat favori, pour augmenter mon châtiment, autrement dit elle avait provoqué le conflit elle-même, avec préméditation.

C'était vrai.

Lorsque, attiré par les bonnes odeurs j'ai ouvert pour la troisième fois la porte de la cuisine, Madame Lujza rouge comme une écrevisse m'est rentrée dedans et de sa pire voix de crécelle elle m'a traité de sale gamin gâté, insolent, exécrable, elle m'a attrapé par le col et rejeté dans l'antichambre en claquant la porte dans mon dos. Je me souviens exactement que j'avais le souffle coupé, je ne savais pas quoi dire, derrière la porte j'ai haussé les épaules, j'ai pris acte de l'orage et je me suis apprêté à me retirer dans ma chambre. Mais je n'ai pas eu le temps de faire un pas, la porte de la cuisine s'est ouverte brutalement, Madame Lujza s'est penchée au-dessus de moi comme une furie, la bouche écumante et ses yeux lançaient des étincelles vertes. Elle a hurlé :

- Qu'est-ce que tu as dit ?! Qu'est-ce que tu as dit ?!

Je l'ai regardée ébahi. Pas un mot n'avait quitté ma gorge.

Elle s'est redressée.

- Ah oui ! C'est comme ça ? Tu crois que je n'ai pas entendu ? Ça va te coûter cher… On n'a jamais osé me dire une chose pareille ! Tu me le paieras… C'est toi ou moi…

J'ai voulu bégayer quelque chose mais Madame Lujza s'étranglait de hurlement :

- Plus un mot… On verra ton père… Devant lui… C’est toi ou moi…

Elle a abandonné la cuisine, elle a foncé dans sa chambre. Comme on l'a vu plus tard, elle s'est habillée dans sa robe noire des dimanches pour attendre mon père.

Je suis également rentré dans ma chambre, ému, étonné, effrayé. Je n'avais pas la moindre idée de quoi on m'accusait, mais je pressentais vaguement que Madame Lujza s'était résolue à tenter une bataille décisive pour elle. Dans ma totale innocence je pouvais même imaginer de bonne foi qu'elle avait cru entendre quelque chose, une hallucination, un mot humiliant ou injurieux que je lui aurais adressé – mais ce que cela pouvait être, je ne pourrais l'apprendre qu'à l'arrivée de mon père.

J'étais naturellement persuadé que mon père verrait clair dans la situation dès que je me serais expliqué. Néanmoins il restait en moi un curieux frisson d'anxiété, une crainte devant une force inconnue qui dépassait mes calculs élémentaires.

Au tintement familier des clés c'est par instinct que je ne suis pas sorti jusqu'à l'antichambre, je suis resté debout au milieu de ma chambre sombre : j'ai entendu Madame Lujza aller à la rencontre de mon père, se mettre à parler aussitôt d'un ton solennel mais théâtralement étouffé dès qu'il eut refermé la porte. J'ai même saisi quelques mots : "il convient de prendre des mesures immédiates…", "ça n'a rien d'une espièglerie", "cela m'obligerait à rendre mon tablier…", "je tiens à une punition exemplaire".

Je n'ai pas entendu la voix de mon père. Une minute plus tard ils sont entrés ensemble dans ma chambre, mon père a allumé la lumière.

J'ai remarqué qu'il ne me regardait pas en face, son regard fatigué balayait distraitement la pièce.

- Dis un peu ce qui s'est passé ! – a-t-il demandé doucement. Ce n'était pas dans ses habitudes de se laisser emporter en nous parlant.

Je n'ai pas su quoi répondre, j'ai posé des yeux interrogateurs sur Madame Lujza. Elle regardait par-dessus ma tête avec la dignité d'une reine offensée, et en accentuant chaque mot, d'une voix allongée et chantante elle a prononcé l'accusation.

- Je l'ai chassé de la cuisine et lui, à la porte, il a levé le poing et il m'a dit "tu es une…".

Et là elle a prononcé un mot que j'entendais pour la première fois et dont j'ai appris des années plus tard qu'il était sans équivoque synonyme de la plus grave atteinte à l'honneur que l'on pouvait adresser à une femme. Aussitôt après elle s'est cachée la figure dans son mouchoir.

J'ai ouvert de grands yeux. Mon père a baissé les siens et il ne les a plus levés par la suite, ce qui l'a certainement empêché d'observer mon visage, mais la surprise la plus douloureuse pour moi a été qu'il ne voulait même pas le voir. Il a demandé après une courte pause.

- Est-ce vrai ?

- Ce n'est pas vrai – ai-je répondu sans force, sans vigueur car le manque de contact avec ses yeux et l'impossibilité d'un sourire complice sur cette accusation stupide m'a troublé et m'a ôté mes moyens.

Le silence s'est prolongé une bonne demi-minute.

Ensuite mon père, mon père intelligent, bon, omniscient, qui voit tout en nos cœurs, a détourné la tête vers la porte et il a pesamment prononcé la sentence inattendue.

- Madame Lujza ne me ment pas, tu l'as donc encore une fois offensée. Tu seras sévèrement puni. Pour le moment…

Il a jeté un regard fuyant sur Lujza.

- Pour le moment tu resteras dans ta chambre tout seul et…

Son regard a encore interrogé Lujza qui a vite acquiescé.

- Et naturellement tu seras privé de dîner.

Ils ont tous deux quitté ma chambre.

Même si ce n'était pas inclus dans la sentence, j'ai aussitôt éteint la lumière. Face à la porte il y avait une grande coiffeuse, je ne sais pas pourquoi mais je ne voulais pas me voir dans la glace.

Je suis resté debout au milieu de la pièce obscure à écouter jusqu'au bout comment on dressait la table de l'autre côté de la cloison : le tintement des assiettes et des couverts, la cuisinière apportait le plat en vantant ses mérites mais elle s'est vite tue, quelqu'un l'a probablement priée de se taire. Le dîner s'est déroulé dans le silence, on n'entendait que les clapotis de la louche. Je voyais vivement devant mes yeux la sauce rouge doré du lecsó, les rondelles de saucisse surnageant, et les petits tas de fromage de brebis épicés chuintant sur les gnocchis moelleux à souhait.

Mais je n'avais pas faim. En rage, grinçant des dents de honte, je me suis serré la gorge pour ne pas avaler le flot de mes larmes. Quand la table a été desservie, je suis allé à la fenêtre, je l'ai ouverte et je me suis penché au dehors dans la nuit fraîche du printemps précoce.

J'étais étrangement inerte.

Je n'arrivais pas à construire des pensées cohérentes, j'étais traversé par des images et des sentiments inconnus. J'étais incapable d'admettre que mon père eût fait crédit contre moi à une femelle brute, bien inférieure à nous en cœur et en raison. Mais alors…

Alors dans le monde des adultes il doit exister quelque chose que pour le moment j'ignore, une puissance menaçante, subalterne et malveillante face à laquelle se tait impuissante la vérité noble et pure, l'indignation sacrée du courage masculin qui a donné à Siegfried et Héraclès la force de se ruer jadis sur les sept têtes tortueuses, féroces, du dragon bavant le feu… J'ai repensé aux yeux baissés de mon père.

Mais ce dragon, qu'est-ce que ça peut être ?

Je respirais péniblement.

Or quel qu'il soit ce dragon, qu'il fasse trembler même les plus forts s’il veut, moi je n'aurai pas peur quand je serai grand, je n'en aurai pas peur, pas même si je dois être le premier au monde à me mesurer avec lui. Parce qu'on peut tout sacrifier à l'idole qui porte le masque de la beauté et du charme sauf la vérité, sauf la colère, la stupeur criante et l'indignation déchaînée par l'injustice perpétrée envers un innocent, par lesquelles l'injustice perpétrée envers un innocent fait bouillir le sang du cerveau, fait trembler jusqu'aux moelles, fait haleter notre cœur palpitant.

Injustice ! Injustice !

J'avais perdu l'esprit.

Autrement d'où est-ce qu’étaient venus sur cette silencieuse Place du Calvaire où donnait notre fenêtre, d'où étaient apparus comme filés ou glissés à travers les ruelles, comme surgis des égouts, bourbeux et souillés, ces visages effrayants, cette foule toujours grossissante, ce murmure lentement grandissant, cette lâcheté bourdonnante et mécontente qui gagnaient en sanglante hardiesse nourrie de sa propre colère et de la menaçante multitude ? Qu'est-ce qui les faisait s'élever au-dessus des rochers renversés, qu'est-ce qui les faisait fourmiller de plus en plus densément pour qu'ils se juchassent sur les coupoles du Chemin de Croix pour que de là, menaçants et horribles, ils agitassent leurs haillons, quoi, si ce n'est mon imagination dérangée ou bien les visions révolutionnaires de Carlyle (je lisais justement Carlyle à l'époque) qui peuplaient mon imagination ?

Révolution ! Révolution !

Elle grouille, elle hurle et elle ondule vers le calvaire.

Sang et mort – sang et mort ! On ne peut plus supporter cela, l'injustice est montée jusqu'au ciel, que se fendent les lambris pourris… En avant, que me suive la plèbe en haillon, la plèbe ignoble, la plèbe divine et sacrée qui vengera l'injustice déversée sur ce monde par cette Femelle, la Femelle, avec le Vase de sa Mauvaiseté dont parle l'Apparition de Saint Jean, l'Apparition dont les paroles étranges commencent à être comprises par mon cœur d'enfant bouleversé.

Je ne me rappelle plus la suite, dans l'image suivante c'est le matin, je suis couché, mon père est assis au bord de mon lit.

J'ai les paupières lourdes, je fixe mes mains bouche bée : elles sont recouvertes de taches rouges, tout comme ma poitrine sous ma chemise ouverte, trempée de sueur. Je demande :

- Qu'est-ce qui s'est passé ? – et je m'étonne d'entendre ma voix si faible et si fatiguée.

Mon père me serre fortement les mains. Il se penche vers moi.

- Tu es malade, mon fils, tu as fait une forte fièvre cette nuit.

- Qu'est-ce que j'ai ?

- La scarlatine. Le médecin t'a déjà vu, il a parlé avec toi mais tu l'as oublié.

Je m'efforce de réfléchir.

- Est-ce que c'est grave ?

- C'est une maladie assez grave.

- On peut en mourir ?

- Cela arrive. Mais toi tu guériras.

Un bonheur brûlant, la chaleur d'une grande paix m'envahit. Je serre la main de mon père. C'est mon père intelligent, fort, rassurant, qui me parle comme je l'attendais de lui : nous sommes deux hommes vaillants qui ne craignent pas la mort.

- Je n'ai pas peur, Papa… Et je n'en veux pas à Madame Lujza qui m'a rendu malade.

Mon père sourit.

- Madame Lujza ?… Ah oui… Ta punition d'hier soir… Mais ce n'est pas ça qui t'a rendu malade. On attrape la scarlatine par contamination, une quinzaine de jours avant les symptômes… Elle couve durant deux semaines dans l'organisme… Cela s'appelle l'incubation. Elle vient seulement de se manifester.

Je médite en silence.

Tous les enseignements de mon père sont des vérités absolues. Et pourtant, pendant de nombreuses années encore, quand défaillait le crayon de mon savoir et de ma culture, mon cœur et mes nerfs savaient et savent peut-être encore que la maladie appelée scarlatine qui m'a donné des visions fiévreuses rouges cette nuit-là, est provoquée par l'expérience de la première injustice subie, contamination contre laquelle nous ne connaissons pas encore de vaccin.

J'ai été malade pendant six semaines. Quand j'ai quitté le lit j'ai appris que Madame Lujza ne travaillait plus chez nous.

 

Suite du recueil

 



[1] Spécialité hongroise aux poivrons et aux tomates.