Frigyes
Karinthy : "Malades
rieurs"
Scarlatine
Je me tenais devant ma rangée de livres
dans la pièce crépusculaire, et je fixais les matières de
mon emploi du temps du lendemain sans toutefois les sortir et les attacher avec
ma sangle ; volontairement je n'ai pas mis la lumière, par
superstition ou par je ne sais quelle bravade, j'avais décidé
d'attendre ainsi l'arrivée de mon père et que la chose trouve une
solution satisfaisante. Ce qui s'était passé était pour
moi totalement incompréhensible, peut-être pas inattendu pourtant
très nouveau, je n'avais aucune idée de ce que je devais en
penser. Toute
Toutefois ce qui s'est passé ce
soir-là m'a fait sortir de mes gonds, non par crainte des
conséquences : c'est le cas lui-même qui était
blessant, même écœurant.
L'après-midi j'étais d'une
humeur étrangement bonne sans savoir pourquoi, comme un peu ivre. J'ai
tenu une conférence grotesque à mes sœurs dans laquelle mes
professeurs étaient en train de couler dans un canot de sauvetage,
chacun avec ses tics et ses idées fixes. J'ai fait plusieurs allers et
retours à la cuisine où j'ai constaté avec enchantement
qu'enfin c'était mon dîner préféré qui se préparait
et que je réclamais en vain depuis des semaines : du lecsó[1] à la saucisse et aux œufs
brouillés, et des gnocchis au fromage de brebis. Je me suis même
efforcé d'être gentil avec Lujza mais elle n'a pas joué le
jeu, elle est devenue au contraire encore plus revêche et
désagréable. Elle m'a brutalement chassé de la cuisine et
quand elle a vu à quel point je me réjouissais, le visage
méchant et ironique elle a observé qu'elle n'était pas
sûre que tout le monde aurait
droit au dîner. Cela m'a étonné mais c'est seulement bien
plus tard que la torturante pensée, dont je n'arrive toujours pas
à me libérer, s'est éveillée en moi que c'est délibérément que
ce jour-là elle avait préparé mon plat favori, pour
augmenter mon châtiment, autrement dit elle avait provoqué le conflit elle-même, avec
préméditation.
C'était vrai.
Lorsque, attiré par les bonnes
odeurs j'ai ouvert pour la troisième fois la porte de la cuisine, Madame
Lujza rouge comme une écrevisse m'est rentrée dedans et de sa
pire voix de crécelle elle m'a traité de sale gamin
gâté, insolent, exécrable, elle m'a attrapé par le
col et rejeté dans l'antichambre en claquant la porte dans mon dos. Je
me souviens exactement que j'avais le souffle coupé, je ne savais pas
quoi dire, derrière la porte j'ai haussé les épaules, j'ai
pris acte de l'orage et je me suis apprêté à me retirer
dans ma chambre. Mais je n'ai pas eu le temps de faire un pas, la porte de la
cuisine s'est ouverte brutalement, Madame Lujza s'est penchée au-dessus
de moi comme une furie, la bouche écumante et ses yeux lançaient
des étincelles vertes. Elle a hurlé :
- Qu'est-ce que tu as dit ?!
Qu'est-ce que tu as dit ?!
Je l'ai regardée ébahi. Pas
un mot n'avait quitté ma gorge.
Elle s'est redressée.
- Ah oui ! C'est comme
ça ? Tu crois que je n'ai pas entendu ? Ça va te
coûter cher… On n'a jamais osé me dire une chose
pareille ! Tu me le paieras… C'est toi ou moi…
J'ai voulu bégayer quelque chose
mais Madame Lujza s'étranglait de hurlement :
- Plus un mot… On verra ton
père… Devant lui… C’est toi ou moi…
Elle a abandonné la cuisine, elle a
foncé dans sa chambre. Comme on l'a vu plus tard, elle s'est
habillée dans sa robe noire des dimanches pour attendre mon père.
Je suis également rentré dans
ma chambre, ému, étonné, effrayé. Je n'avais pas la
moindre idée de quoi on m'accusait, mais je pressentais vaguement que
Madame Lujza s'était résolue à tenter une bataille
décisive pour elle. Dans ma totale innocence je pouvais même
imaginer de bonne foi qu'elle avait cru entendre quelque chose, une
hallucination, un mot humiliant ou injurieux que je lui aurais adressé
– mais ce que cela pouvait être, je ne pourrais l'apprendre
qu'à l'arrivée de mon père.
J'étais naturellement
persuadé que mon père verrait clair dans la situation dès
que je me serais expliqué. Néanmoins il restait en moi un curieux
frisson d'anxiété, une crainte devant une force inconnue qui
dépassait mes calculs élémentaires.
Au tintement familier des clés c'est
par instinct que je ne suis pas sorti jusqu'à l'antichambre, je suis
resté debout au milieu de ma chambre sombre : j'ai entendu Madame
Lujza aller à la rencontre de mon père, se mettre à parler
aussitôt d'un ton solennel mais théâtralement
étouffé dès qu'il eut refermé la porte. J'ai
même saisi quelques mots : "il convient de prendre des mesures
immédiates…", "ça n'a rien d'une
espièglerie", "cela m'obligerait à rendre mon
tablier…", "je tiens à une punition exemplaire".
Je n'ai pas entendu la voix de mon
père. Une minute plus tard ils sont entrés ensemble dans ma chambre,
mon père a allumé la lumière.
J'ai remarqué qu'il ne me regardait
pas en face, son regard fatigué balayait distraitement la pièce.
- Dis un peu ce qui s'est
passé ! – a-t-il demandé doucement. Ce n'était
pas dans ses habitudes de se laisser emporter en nous parlant.
Je n'ai pas su quoi répondre, j'ai
posé des yeux interrogateurs sur Madame Lujza. Elle regardait par-dessus
ma tête avec la dignité d'une reine offensée, et en
accentuant chaque mot, d'une voix allongée et chantante elle a
prononcé l'accusation.
- Je l'ai chassé de la cuisine
et lui, à la porte, il a levé le poing et il m'a dit "tu es
une…".
Et là elle a prononcé un mot
que j'entendais pour la première fois et dont j'ai appris des
années plus tard qu'il était sans équivoque synonyme de la
plus grave atteinte à l'honneur que l'on pouvait adresser à une
femme. Aussitôt après elle s'est cachée la figure dans son
mouchoir.
J'ai ouvert de grands yeux. Mon père
a baissé les siens et il ne les a plus levés par la suite, ce qui
l'a certainement empêché d'observer mon visage, mais la surprise
la plus douloureuse pour moi a été qu'il ne voulait même
pas le voir. Il a demandé après une courte pause.
- Est-ce vrai ?
- Ce n'est pas vrai – ai-je
répondu sans force, sans vigueur car le manque de contact avec ses yeux
et l'impossibilité d'un sourire complice sur cette accusation stupide
m'a troublé et m'a ôté mes moyens.
Le silence s'est prolongé une bonne
demi-minute.
Ensuite mon père, mon père
intelligent, bon, omniscient, qui voit tout en nos cœurs, a
détourné la tête vers la porte et il a pesamment
prononcé la sentence inattendue.
- Madame Lujza ne me ment pas, tu l'as
donc encore une fois offensée. Tu seras sévèrement puni.
Pour le moment…
Il a jeté un regard fuyant sur
Lujza.
- Pour le moment tu resteras dans ta
chambre tout seul et…
Son regard a encore interrogé Lujza
qui a vite acquiescé.
- Et naturellement tu seras
privé de dîner.
Ils ont tous deux quitté ma chambre.
Même si ce n'était pas inclus
dans la sentence, j'ai aussitôt éteint la lumière. Face
à la porte il y avait une grande coiffeuse, je ne sais pas pourquoi mais
je ne voulais pas me voir dans la glace.
Je suis resté debout au milieu de la
pièce obscure à écouter jusqu'au bout comment on dressait
la table de l'autre côté de la cloison : le tintement des
assiettes et des couverts, la cuisinière apportait le plat en vantant
ses mérites mais elle s'est vite tue, quelqu'un l'a probablement
priée de se taire. Le dîner s'est déroulé dans le
silence, on n'entendait que les clapotis de la louche. Je voyais vivement
devant mes yeux la sauce rouge doré du lecsó, les rondelles de
saucisse surnageant, et les petits tas de fromage de brebis
épicés chuintant sur les gnocchis moelleux à souhait.
Mais je n'avais pas faim. En rage,
grinçant des dents de honte, je me suis serré la gorge pour ne
pas avaler le flot de mes larmes. Quand la table a été desservie,
je suis allé à la fenêtre, je l'ai ouverte et je me suis
penché au dehors dans la nuit fraîche du printemps précoce.
J'étais étrangement inerte.
Je n'arrivais pas à construire des
pensées cohérentes, j'étais traversé par des images
et des sentiments inconnus. J'étais incapable d'admettre que mon
père eût fait crédit contre moi à une femelle brute,
bien inférieure à nous en cœur et en raison. Mais
alors…
Alors dans le monde des adultes il doit
exister quelque chose que pour le moment j'ignore, une puissance
menaçante, subalterne et malveillante face à laquelle se tait
impuissante la vérité noble et pure, l'indignation sacrée
du courage masculin qui a donné à Siegfried et
Héraclès la force de se ruer jadis sur les sept têtes
tortueuses, féroces, du dragon bavant le feu… J'ai repensé
aux yeux baissés de mon père.
Mais ce dragon, qu'est-ce que ça
peut être ?
Je respirais péniblement.
Or quel qu'il soit ce dragon, qu'il fasse
trembler même les plus forts s’il veut, moi je n'aurai pas peur
quand je serai grand, je n'en aurai pas peur, pas même si je dois
être le premier au monde à me mesurer avec lui. Parce qu'on peut
tout sacrifier à l'idole qui porte le masque de la beauté et du
charme sauf la vérité, sauf la colère, la stupeur criante
et l'indignation déchaînée par l'injustice
perpétrée envers un innocent, par lesquelles l'injustice
perpétrée envers un innocent fait bouillir le sang du cerveau,
fait trembler jusqu'aux moelles, fait haleter notre cœur palpitant.
Injustice ! Injustice !
J'avais perdu l'esprit.
Autrement d'où est-ce
qu’étaient venus sur cette silencieuse Place du Calvaire où
donnait notre fenêtre, d'où étaient apparus comme
filés ou glissés à travers les ruelles, comme surgis des
égouts, bourbeux et souillés, ces visages effrayants, cette foule
toujours grossissante, ce murmure lentement grandissant, cette
lâcheté bourdonnante et mécontente qui gagnaient en
sanglante hardiesse nourrie de sa propre colère et de la
menaçante multitude ? Qu'est-ce qui les faisait s'élever
au-dessus des rochers renversés, qu'est-ce qui les faisait fourmiller de
plus en plus densément pour qu'ils se juchassent sur les coupoles du
Chemin de Croix pour que de là, menaçants et horribles, ils
agitassent leurs haillons, quoi, si ce n'est mon imagination
dérangée ou bien les visions révolutionnaires de Carlyle
(je lisais justement Carlyle à l'époque) qui peuplaient mon
imagination ?
Révolution ! Révolution !
Elle grouille, elle hurle et elle ondule
vers le calvaire.
Sang et mort – sang et mort ! On
ne peut plus supporter cela, l'injustice est montée jusqu'au ciel, que
se fendent les lambris pourris… En avant, que me suive la plèbe en
haillon, la plèbe ignoble, la plèbe divine et sacrée qui
vengera l'injustice déversée sur ce monde par cette Femelle,
Je ne me rappelle plus la suite, dans
l'image suivante c'est le matin, je suis couché, mon père est
assis au bord de mon lit.
J'ai les paupières lourdes, je fixe
mes mains bouche bée : elles sont recouvertes de taches rouges,
tout comme ma poitrine sous ma chemise ouverte, trempée de sueur. Je
demande :
- Qu'est-ce qui s'est
passé ? – et je m'étonne d'entendre ma voix si faible
et si fatiguée.
Mon père me serre fortement les
mains. Il se penche vers moi.
- Tu es malade, mon fils, tu as fait
une forte fièvre cette nuit.
- Qu'est-ce que j'ai ?
- La scarlatine. Le médecin t'a
déjà vu, il a parlé avec toi mais tu l'as oublié.
Je m'efforce de réfléchir.
- Est-ce que c'est grave ?
- C'est une maladie assez grave.
- On peut en mourir ?
- Cela arrive. Mais toi tu
guériras.
Un bonheur brûlant, la chaleur d'une
grande paix m'envahit. Je serre la main de mon père. C'est mon
père intelligent, fort, rassurant, qui me parle comme je l'attendais de
lui : nous sommes deux hommes vaillants qui ne craignent pas la mort.
- Je n'ai pas peur, Papa… Et je
n'en veux pas à Madame Lujza qui m'a rendu malade.
Mon père sourit.
- Madame Lujza ?… Ah
oui… Ta punition d'hier soir… Mais ce n'est pas ça qui t'a
rendu malade. On attrape la scarlatine par contamination, une quinzaine de
jours avant les symptômes… Elle couve durant deux semaines dans
l'organisme… Cela s'appelle l'incubation. Elle vient seulement de se
manifester.
Je médite en silence.
Tous les enseignements de mon père
sont des vérités absolues. Et pourtant, pendant de nombreuses
années encore, quand défaillait le crayon de mon savoir et de ma
culture, mon cœur et mes nerfs savaient et savent peut-être encore
que la maladie appelée scarlatine qui m'a donné des visions
fiévreuses rouges cette nuit-là, est provoquée par
l'expérience de la première injustice subie, contamination contre
laquelle nous ne connaissons pas encore de vaccin.
J'ai été malade pendant six
semaines. Quand j'ai quitté le lit j'ai appris que Madame Lujza ne
travaillait plus chez nous.