Frigyes
Karinthy : "Malades
rieurs"
Femmes en premiÈres lignes
J'avais six ans. Un
jour vers midi, au retour de l'école de
Mais Ada et Gizi qui ne pouvaient pas avoir
la moindre idée de tout cela, étaient des femmes pratiques.
*
Ma sœur Ada et ma sœur Gizi,
âgées respectivement de neuf et dix ans, orphelines de notre
mère, espiègles et pratiques, avaient simplement élu pour
champ de bataille les bosquets sud-est du bois. Notre père passait ses
journées à l'usine.
En ces temps historiques le Bois de la
Ville était encore une vraie forêt, au moins dans sa plus grande
partie, et ses frontières de l'est, l'avenue des Arènes et le
flanc de l'avenue István, terrain en chantier, offraient une bonne base
arrière pour le quartier général. Ce quartier
général était notre appartement près du bois.
C'est durant les vacances de pâques
que j'ai compris ce qui se tramait ici, dans la maison, ce qui y mijotait
depuis des mois, dont moi, idéaliste, ne devais rien savoir.
Je savais qu’Ada et Gizi
étaient constamment "sur des coups", montaient des plans,
menaient des pourparlers, filaient en trombe toutes les deux pour des affaires
mystérieuses, communiquaient par des ricanements et des clins d'œil
entendus et de mauvais présage, utilisaient un langage codé oral
et écrit. Aux séances du soir quand nous jouions tous à
dessiner, de nouvelles figures firent apparition en plus des personnages
permanents de "la fille en dentelles" et "la comtesse en
haillons", mais je ne fus pas initié à leur signification.
Je savais également qu'elles passaient leur temps à errer dans le
bois, qu'elles emportaient cerceaux et cordes sous prétexte de
"sauter à la corde", et qu'elles rentraient à la maison
les joues toutes rouges quelquefois dans une précipitation
extrêmement suspecte, comme si elles avaient été
poursuivies.
En ces matinées printanières
sans école je finis un jour par me trouver mêlé au
tourbillon des événements.
Mes heures passèrent en tremblements
et en frayeurs pendant tout le déjeuner jusqu'à trois heures
quand les enfants se retrouvèrent libres.
Dans le courant de la matinée, Ada
et Gizi m’avaient convaincu d'entrer dans cinq ou six magasins pour y
passer des commandes selon des listes préétablies à livrer
immédiatement à des adresses données. Je fus reçu
partout très courtoisement, on prenait la liste et on promettait de
satisfaire la commande immédiatement : de nombreux sacs
alimentaires, des articles ménagers, des tissus, et même des meubles
je crois. J'étais persuadé de faire un travail important et
utile. Quand j'eus achevé ma mission, Ada et Gizi me prirent à
part, elles me firent savoir secrètement et en ricanant que
désormais je faisais partie de l'état-major de l'armée noire dont Ada
était la reine et Gizi la commandante en chef. Elles
m'expliquèrent que c'était plein de flibustiers ennemis qui
logeaient aux adresses indiquées, des "voyous" et des
"voyoutes" des alentours du bois, autant de repaires
d'indigènes qui ne commandaient jamais rien. Le but de l'action
était de mettre ces éléments en confrontation avec les
commerçants du quartier, pour que la pagaille soit la plus grande
possible quand dans l'après-midi elles deux feraient leur
"hold-up" surprise sur l'ennemi pour venger la défaite de la
semaine précédente et pour leur reprendre le bois tout entier.
Cette sournoise nouvelle voie de la
providence me mit hors de moi, d'autant qu'elles m'avaient fait marcher :
j'ai crié, j'ai trépigné, je les ai menacées de
tout dire à notre père. Alors elles ont prétendu qu'elles
allaient lâcher leurs spadassins secrets contre moi, ils mettraient le
feu à la maison et me couperaient les oreilles. Le mieux que je pouvais
faire était de me taire et de faire alliance avec elles ; je ne
devrais pas me battre mais les suivre dans la bataille de l'après-midi.
C'était un terrible dilemme. Pendant
tout le déjeuner je tremblais silencieusement, les yeux baissés.
Je ne cessais de penser aux commerçants dupés qui allaient
assiéger notre maison et me traîner en prison. Ada et Gizi
s'amusaient, elles étaient sages comme des images, elles conversaient en
français et en anglais comme notre père le souhaitait et ne me
faisaient que de rares clins d'œil. Dès lors, je savais ce que
signifiaient ces clins d'œil et l'angoisse me donnait des palpitations.
Non, ce n'est pas comme ça que
j'avais imaginé la "guerre sacrée" que chante
l'épopée de la Campagne mondiale.
La chose prit une tournure encore plus
sérieuse quand j'appris par quelles irrégularités la reine
et la commandante en chef s'étaient procuré les cordes et les
cerceaux, je ne dis pas qu'elles les avaient volés (je n'aurais
même pas osé y penser), mais elles avaient fait quelques
crâneuses allusions comme quoi ça n'avait pas beaucoup
écorné leur tirelire.
À quatre heures de
l'après-midi Gizi donna le signal du départ.
Jusqu'au coin de la rue des Arènes
nous marchâmes comme des enfants sages, bien comme il faut, incognito. Tout ce que je savais du plan
c'était que le ralliement était prévu vers le milieu de
l'avenue István où il n'y avait plus d'adultes et pas de
policiers non plus. Comme un malheureux correspondant de guerre malgré
lui, dans un grand brouillard je m'étais imaginé que des troupes
fidèles à l'empereur nous y attendraient et que nous partirions
ensemble contre les sauvages indigènes dissimulés dans la
forêt.
Grand fut mon étonnement lorsque,
arrivé au point convenu, la commandante en chef, Gizi, regarda autour
d'elle et déclara : "on y va".
- Pan dans le dos ! –
dit-elle brièvement à Ada qui fit signe qu'elle comprenait.
– Boucles d'oreilles en poche !
En une fraction de seconde Ada retira les
anneaux de ses oreilles ; moi j'attendais sans comprendre, anxieux, ce qui
sortirait de ça.
Gizi se planta au milieu de la
chaussée, Ada se plaça à gauche, parmi les arbres, elles
me plantèrent à droite. Elles enroulèrent les cordes
à sauter.
Nous attendîmes.
Dix minutes plus tard une petite fille
innocente d'une dizaine d'années tourna dans l'avenue depuis un sentier,
directement vers nous. Ada l'arrêta et lui dit d'une douce voix
mielleuse :
- Arrête-toi un peu, s'il te
plaît. Ce n'est pas toi qui as perdu ces boucles d'oreilles ?
La petite vira d'abord au blanc, puis au
rouge. Puis brusquement, d'une voix fausse, mal contrefaite elle
s'écria :
- Mon Dieu !… Mes boucles
d'oreilles… Merci…
Et déjà elle tendait la main.
Mais Gizi surgit. Elle repoussa Ada. Ses
yeux lançaient des éclairs d'indignation.
- Comment oses-tu mentir comme
ça ? Ne crains-tu pas le diable à qui tu as vendu ton
âme ? Il va t'envoyer sur le champ en enfer ! Voyons, ces boucles d'oreilles sont à
moi !
La petite fille balbutia, éclata en
sanglots, puis s'écarta et se mit à courir, Ada et Gizi à
ses trousses : pan, pan, les cordes frappaient le dos de la fugitive.
- Tiens !… La prochaine
fois tu réfléchiras deux fois avant de mentir…
La fille courait en hurlant, Ada et Gizi
s'arrêtèrent hors d'haleine, victorieuses.
- C'était quoi ? -
Demandai-je sidéré.
La reine m'expliqua.
- Ce n'est que le commencement. Nous
faisons le coup des boucles d'oreilles à un ou deux membres du vulgum
pecus, eux, ils foncent pour alerter les voyous qui ensuite viendront encercler
la forêt… Ils s'imaginent pouvoir charger tous en même
temps… Mais nous sommes plus rapides, nous les attrapons un par un avec
des pincettes quand ils s'approchent… Nous les mettons hors de combat
séparément, chacun à son tour. Gizi lance les cerceaux sur
eux, ça les empêche de bouger, moi j'y vais avec la corde…
puis nous faisons un tour jusqu'au lac… Ils n'osent plus nous suivre
jusque là… en quelques semaines nous aurons nettoyé la forêt…
C'est alors que je compris la situation.
Ces deux conquérantes décidées, sans armées ni
équipement, évoquaient la guerre parmi les indigènes du
Bois de Ville avec la même insolence arrogante que Ferdinand
Cortès et Pizarro mettant à feu et à sang le paisible
empire des Aztèques, par pur caprice, pour le plaisir du combat et du
butin, rien que pour faire des vagues et du désordre. Et quel
prétexte, quel casus belli hypocrite et ignoble elles avaient
inventé avec cette histoire de boucles d'oreilles, déroutant des
âmes simples pour lancer contre elles une campagne dévastatrice au
nom de la justice, de la vertu et de la loi offensées !
Non, ce n'était pas un combat pour
moi.
Sans même mentionner que j'avais
aussi peur qu'un jeune faon. Gizi et Ada pénétrèrent dans
la forêt. Moi je les suivais tant bien que mal en trébuchant parmi
les souches et les racines et en avalant mes larmes. Je n'osais ni rester avec
elles ni fuir à la maison. Je croyais que la police montée avait
envahi le quartier, avec notre père à leur tête sur un
cheval noir, pour nous livrer tous les trois aux représentants de la
maison de redressement de Aszod.
Et là j'ai un trou de
mémoire.
En réalité j'ai dû me
perdre pendant une demi-heure. Il me semblait que c'étaient de longues heures
et de longues journées. Il faisait nuit quand, difficilement
débarqué entre deux arbres d'une clairière, un spectacle
inouï s'étala à mes yeux.
Gizi se tenait là au milieu de la
clairière sans cerceau ni corde, le dos appuyé au tronc d'un
arbre isolé, les mains jointes derrière le dos, la tête
haute. Elle était entourée d'une vingtaine d'enfants
dépenaillés, des garçons et des filles, tous armés
de branches, de bâtons, de cordes.
Ils fixaient Gizi sans broncher.
Apparemment l'encerclement avait tout de
même réussi.
Et alors j'entendis la voix de Gizi,
tranchante, dure, pénétrante, d'un orgueil excluant la
contradiction :
- Je verrai qui ose me toucher
seulement d'un doigt. Je vous avertis que l'imbécile qui lèverait
la main sur moi se ferait assommer à l'instant même par les autres, parce que même si
individuellement vous m'en voulez, collectivement
vous savez parfaitement que je suis venue parmi vous pour votre bien, pour que
nous cherchions et que nous attrapions ensemble le salopard qui vous a mis les
commerçants en colère sur le dos. Si vous m'écoutez, je
serai votre chef et votre commandante et nous nettoierons le bois des
traîtres.
La petite foule semblait
déconcertée. Les uns et les autres riaient niaisement, les bras
pendants. Ils se grattaient gauchement. L'idée d'attaquer ne leur venait
pas.
Et Gizi se tenait là,
décidée et héroïque comme Jeanne d'Arc dans sa
côte de mailles, les mains jointes dans le dos, la tête haute. Elle
portait une robe à pois bleue, une ceinture jaune, sur la tête un
petit béret marron insolent avec un pompon duveteux au milieu.
Sur un côté de sa jupe, un
galon doré.