Frigyes Karinthy :  "Malades rieurs"

 

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Femmes en premiÈres lignes

 

J'avais six ans. Un jour vers midi, au retour de l'école de la rue Szív tout comme le matin en y allant, j'élaborais les détails de ma gigantesque épopée "Campagne mondiale", en feuilleton. Je savais précisément où je l'avais laissée le matin. En franchissant le portail de l'école ce n'étaient pas les alignements de maisons basses qui m'attendaient : je suis directement tombé dans les ravins et les nuages d'un songe grandiose et sanglant, bâtissant, tissant avec un sauvage plaisir et une ambition avide les vastes tapis de l'imagination tel un nouveau Firduszi[1] sur le point de résumer l'histoire, non pas celle du passé mais celle de l'avenir en un tout inouï, jamais expérimenté. Quant à ses dimensions, je me le rappelle bien, je n'aurais pas pu imaginer la rédaction de cette épopée autrement que sous la forme d'un livre tellement grand qu'il contiendrait sur une seule de ses pages tout le dictionnaire Pallas et qu'il faudrait des machines montées sur un pont roulant pour les tourner devant le lecteur. Au demeurant "Campagne mondiale" décrivait le duel définitif entre le Bon roi et le Méchant roi ; et les deux hémisphères rouge et bleu du globe terrestre comme un gros ballon, serviraient de champ de bataille. En ce temps-là ne vivaient plus que deux nations, les rouges et les bleus, les bons et les méchants, et il fallait décider lesquels étaient les plus forts. L'obligation de défendre sa couleur était plus sévère que dans l'État guerrier le plus sanguinaire. Tout être vivant devait participer à la Campagne mondiale, les plantes et les animaux combattaient tout autant d'un côté ou de l'autre que les hommes, et même les bactéries étaient soumis au service militaire, non par la contrainte comme dans la technique moderne, mais volontairement et avec conviction. C'était la vraie guerre, sous les étoiles qui refrénaient difficilement leur enthousiasme, leur envie de sortir de la neutralité, de fondre ensemble les nuits et les jours. En bas, au fond des grottes, des dragons et des salamandres, dans la poussière meuble de la terre, des fourmis et des vers, des fougères et des parasites dans les champs, des forêts s'envahissant les unes les autres au flanc des montagnes, et en haut dans l'air, battant ses ailes bleu ciel et rouge enfer, le corps des officiers, et dans des brigades de choc, l'homme.

Mais Ada et Gizi qui ne pouvaient pas avoir la moindre idée de tout cela, étaient des femmes pratiques.

 

*

 

Ma sœur Ada et ma sœur Gizi, âgées respectivement de neuf et dix ans, orphelines de notre mère, espiègles et pratiques, avaient simplement élu pour champ de bataille les bosquets sud-est du bois. Notre père passait ses journées à l'usine.

En ces temps historiques le Bois de la Ville était encore une vraie forêt, au moins dans sa plus grande partie, et ses frontières de l'est, l'avenue des Arènes et le flanc de l'avenue István, terrain en chantier, offraient une bonne base arrière pour le quartier général. Ce quartier général était notre appartement près du bois.

C'est durant les vacances de pâques que j'ai compris ce qui se tramait ici, dans la maison, ce qui y mijotait depuis des mois, dont moi, idéaliste, ne devais rien savoir.

Je savais qu’Ada et Gizi étaient constamment "sur des coups", montaient des plans, menaient des pourparlers, filaient en trombe toutes les deux pour des affaires mystérieuses, communiquaient par des ricanements et des clins d'œil entendus et de mauvais présage, utilisaient un langage codé oral et écrit. Aux séances du soir quand nous jouions tous à dessiner, de nouvelles figures firent apparition en plus des personnages permanents de "la fille en dentelles" et "la comtesse en haillons", mais je ne fus pas initié à leur signification. Je savais également qu'elles passaient leur temps à errer dans le bois, qu'elles emportaient cerceaux et cordes sous prétexte de "sauter à la corde", et qu'elles rentraient à la maison les joues toutes rouges quelquefois dans une précipitation extrêmement suspecte, comme si elles avaient été poursuivies.

En ces matinées printanières sans école je finis un jour par me trouver mêlé au tourbillon des événements.

Mes heures passèrent en tremblements et en frayeurs pendant tout le déjeuner jusqu'à trois heures quand les enfants se retrouvèrent libres.

Dans le courant de la matinée, Ada et Gizi m’avaient convaincu d'entrer dans cinq ou six magasins pour y passer des commandes selon des listes préétablies à livrer immédiatement à des adresses données. Je fus reçu partout très courtoisement, on prenait la liste et on promettait de satisfaire la commande immédiatement : de nombreux sacs alimentaires, des articles ménagers, des tissus, et même des meubles je crois. J'étais persuadé de faire un travail important et utile. Quand j'eus achevé ma mission, Ada et Gizi me prirent à part, elles me firent savoir secrètement et en ricanant que désormais je faisais partie de l'état-major de l'armée noire dont Ada était la reine et Gizi la commandante en chef. Elles m'expliquèrent que c'était plein de flibustiers ennemis qui logeaient aux adresses indiquées, des "voyous" et des "voyoutes" des alentours du bois, autant de repaires d'indigènes qui ne commandaient jamais rien. Le but de l'action était de mettre ces éléments en confrontation avec les commerçants du quartier, pour que la pagaille soit la plus grande possible quand dans l'après-midi elles deux feraient leur "hold-up" surprise sur l'ennemi pour venger la défaite de la semaine précédente et pour leur reprendre le bois tout entier.

Cette sournoise nouvelle voie de la providence me mit hors de moi, d'autant qu'elles m'avaient fait marcher : j'ai crié, j'ai trépigné, je les ai menacées de tout dire à notre père. Alors elles ont prétendu qu'elles allaient lâcher leurs spadassins secrets contre moi, ils mettraient le feu à la maison et me couperaient les oreilles. Le mieux que je pouvais faire était de me taire et de faire alliance avec elles ; je ne devrais pas me battre mais les suivre dans la bataille de l'après-midi.

C'était un terrible dilemme. Pendant tout le déjeuner je tremblais silencieusement, les yeux baissés. Je ne cessais de penser aux commerçants dupés qui allaient assiéger notre maison et me traîner en prison. Ada et Gizi s'amusaient, elles étaient sages comme des images, elles conversaient en français et en anglais comme notre père le souhaitait et ne me faisaient que de rares clins d'œil. Dès lors, je savais ce que signifiaient ces clins d'œil et l'angoisse me donnait des palpitations.

Non, ce n'est pas comme ça que j'avais imaginé la "guerre sacrée" que chante l'épopée de la Campagne mondiale.

La chose prit une tournure encore plus sérieuse quand j'appris par quelles irrégularités la reine et la commandante en chef s'étaient procuré les cordes et les cerceaux, je ne dis pas qu'elles les avaient volés (je n'aurais même pas osé y penser), mais elles avaient fait quelques crâneuses allusions comme quoi ça n'avait pas beaucoup écorné leur tirelire.

À quatre heures de l'après-midi Gizi donna le signal du départ.

Jusqu'au coin de la rue des Arènes nous marchâmes comme des enfants sages, bien comme il faut, incognito. Tout ce que je savais du plan c'était que le ralliement était prévu vers le milieu de l'avenue István où il n'y avait plus d'adultes et pas de policiers non plus. Comme un malheureux correspondant de guerre malgré lui, dans un grand brouillard je m'étais imaginé que des troupes fidèles à l'empereur nous y attendraient et que nous partirions ensemble contre les sauvages indigènes dissimulés dans la forêt.

Grand fut mon étonnement lorsque, arrivé au point convenu, la commandante en chef, Gizi, regarda autour d'elle et déclara : "on y va".

- Pan dans le dos ! – dit-elle brièvement à Ada qui fit signe qu'elle comprenait. – Boucles d'oreilles en poche !

En une fraction de seconde Ada retira les anneaux de ses oreilles ; moi j'attendais sans comprendre, anxieux, ce qui sortirait de ça.

Gizi se planta au milieu de la chaussée, Ada se plaça à gauche, parmi les arbres, elles me plantèrent à droite. Elles enroulèrent les cordes à sauter.

Nous attendîmes.

Dix minutes plus tard une petite fille innocente d'une dizaine d'années tourna dans l'avenue depuis un sentier, directement vers nous. Ada l'arrêta et lui dit d'une douce voix mielleuse :

- Arrête-toi un peu, s'il te plaît. Ce n'est pas toi qui as perdu ces boucles d'oreilles ?

La petite vira d'abord au blanc, puis au rouge. Puis brusquement, d'une voix fausse, mal contrefaite elle s'écria :

- Mon Dieu !… Mes boucles d'oreilles… Merci…

Et déjà elle tendait la main.

Mais Gizi surgit. Elle repoussa Ada. Ses yeux lançaient des éclairs d'indignation.

- Comment oses-tu mentir comme ça ? Ne crains-tu pas le diable à qui tu as vendu ton âme ? Il va t'envoyer sur le champ en enfer ! Voyons,  ces boucles d'oreilles sont à moi !

La petite fille balbutia, éclata en sanglots, puis s'écarta et se mit à courir, Ada et Gizi à ses trousses : pan, pan, les cordes frappaient le dos de la fugitive.

- Tiens !… La prochaine fois tu réfléchiras deux fois avant de mentir…

La fille courait en hurlant, Ada et Gizi s'arrêtèrent hors d'haleine, victorieuses.

- C'était quoi ? - Demandai-je sidéré.

La reine m'expliqua.

- Ce n'est que le commencement. Nous faisons le coup des boucles d'oreilles à un ou deux membres du vulgum pecus, eux, ils foncent pour alerter les voyous qui ensuite viendront encercler la forêt… Ils s'imaginent pouvoir charger tous en même temps… Mais nous sommes plus rapides, nous les attrapons un par un avec des pincettes quand ils s'approchent… Nous les mettons hors de combat séparément, chacun à son tour. Gizi lance les cerceaux sur eux, ça les empêche de bouger, moi j'y vais avec la corde… puis nous faisons un tour jusqu'au lac… Ils n'osent plus nous suivre jusque là… en quelques semaines nous aurons nettoyé la forêt…

C'est alors que je compris la situation. Ces deux conquérantes décidées, sans armées ni équipement, évoquaient la guerre parmi les indigènes du Bois de Ville avec la même insolence arrogante que Ferdinand Cortès et Pizarro mettant à feu et à sang le paisible empire des Aztèques, par pur caprice, pour le plaisir du combat et du butin, rien que pour faire des vagues et du désordre. Et quel prétexte, quel casus belli  hypocrite et ignoble elles avaient inventé avec cette histoire de boucles d'oreilles, déroutant des âmes simples pour lancer contre elles une campagne dévastatrice au nom de la justice, de la vertu et de la loi offensées !

Non, ce n'était pas un combat pour moi.

Sans même mentionner que j'avais aussi peur qu'un jeune faon. Gizi et Ada pénétrèrent dans la forêt. Moi je les suivais tant bien que mal en trébuchant parmi les souches et les racines et en avalant mes larmes. Je n'osais ni rester avec elles ni fuir à la maison. Je croyais que la police montée avait envahi le quartier, avec notre père à leur tête sur un cheval noir, pour nous livrer tous les trois aux représentants de la maison de redressement de Aszod.

Et là j'ai un trou de mémoire.

En réalité j'ai dû me perdre pendant une demi-heure. Il me semblait que c'étaient de longues heures et de longues journées. Il faisait nuit quand, difficilement débarqué entre deux arbres d'une clairière, un spectacle inouï s'étala à mes yeux.

Gizi se tenait là au milieu de la clairière sans cerceau ni corde, le dos appuyé au tronc d'un arbre isolé, les mains jointes derrière le dos, la tête haute. Elle était entourée d'une vingtaine d'enfants dépenaillés, des garçons et des filles, tous armés de branches, de bâtons, de cordes.

Ils fixaient Gizi sans broncher.

Apparemment l'encerclement avait tout de même réussi.

Et alors j'entendis la voix de Gizi, tranchante, dure, pénétrante, d'un orgueil excluant la contradiction :

- Je verrai qui ose me toucher seulement d'un doigt. Je vous avertis que l'imbécile qui lèverait la main sur moi se ferait assommer à l'instant même par les autres, parce que même si individuellement vous m'en voulez, collectivement vous savez parfaitement que je suis venue parmi vous pour votre bien, pour que nous cherchions et que nous attrapions ensemble le salopard qui vous a mis les commerçants en colère sur le dos. Si vous m'écoutez, je serai votre chef et votre commandante et nous nettoierons le bois des traîtres.

La petite foule semblait déconcertée. Les uns et les autres riaient niaisement, les bras pendants. Ils se grattaient gauchement. L'idée d'attaquer ne leur venait pas.

Et Gizi se tenait là, décidée et héroïque comme Jeanne d'Arc dans sa côte de mailles, les mains jointes dans le dos, la tête haute. Elle portait une robe à pois bleue, une ceinture jaune, sur la tête un petit béret marron insolent avec un pompon duveteux au milieu.

Sur un côté de sa jupe, un galon doré.

 

Suite du recueil

 



[1] Firdauszi Abul-kászim Manszúr : Poète persan du dixième siècle