Frigyes Karinthy :  "Malades rieurs"

 

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L'homme de quarante ans

L'homme de quarante ans a escaladé lentement l'escalier de marbre, sa suite était alors installée à l'entresol. Il a lancé en arrière à l'uniforme au visage effrayé qui s'apprêtait à se faufiler sur ses talons :

- Vous, restez ! Je veux être seul pendant une demi-heure, je n'ai pas besoin de garde. Et qu'est-ce que je voulais encore[1]… Ça y est, je sais, ce jeune homme, vous l'accompagnerez dans ma chambre à huit heures pile, vous avez compris ? Je veux lui parler personnellement… S'il ne parle pas le français un interprète de confiance peut venir avec lui, personne d'autre… Personne ! Me suis-je fait comprendre ? Ce petit aux jambes torses, ça ira, il ne bavarde pas, ça se voit… Au besoin vous pouvez le menacer. C'est bon, disposez.

Et quand l'uniforme effrayé a paru hésiter, il a même trépigné :

Allons, file !

Il est rentré dans son cabinet où les bougies étaient déjà allumées sur le bureau pas très grand, de goût autrichien. Il a jeté son chapeau et sa cape, au domestique il n'a fait qu'un signe des yeux pour qu'il laisse tout en place et qu'il aille au diable. Ensuite il a regardé autour de lui, fâché qu'une fois de plus il ne s'y retrouvait pas, c'était déjà sa quatrième suite, il ne peut jamais savoir où chercher la fenêtre. Mais il a vite découvert les lourds doubles rideaux et pendant qu'il les tirait sur le côté pour jeter un coup d'œil sur le parc, ses lèvres étroites se sont un instant figées en un sourire sombre et cruel. Il connaissait parfaitement la signification de ce sourire, la cruauté s'adressait cette fois à lui-même, et dans un tiroir arraché entre mille (c'est ainsi qu'il imaginait son cerveau) on aurait dit qu'il lisait sur un papier écrit de sa propre main ces mots ironiques : « Tu n'as jamais eu un "chez toi" en ce monde, tu n'as fait que passer, tu ne connais pas la chaleur d'un foyer, des meubles et des objets arrangés à ton goût, tu verras, un jour tu seras encore refoulé comme un sans feu ni lieu. » Une association d'idées a encore traversé son esprit comme un éclair, sa mère jadis aurait bien aimé qu'il épouse la fille de ce marchand de meubles, mais à l'idée de "mariage" il s'est encore assombri et il s'est approché de son bureau.

Oui, il allait sur le champ écrire ces trois lettres auxquelles il avait songé l'après-midi ; l'événement singulier intervenu entre-temps non seulement n'y change rien mais les précipite plutôt. L'une ira à R. pour qu'il prépare sa femme, la chose ne peut plus être remise, dès son retour, vers septembre, ils vont divorcer. La seconde à T., autour du même sujet, il convient également de préparer l'opinion publique, T. doit convoquer le rédacteur de M. et lui parler intelligemment. Le "curé", comme il aimait appeler le vieillard de Rome, n'a rien à y voir. Monsieur Fesch va tout arranger tout seul. La troisième, bien sûr, est un cas plus difficile, il faudra faire attention, Alexandre n'est pas vraiment pressé de lui accorder sérieusement la main de la princesse orientale, mais il se vexe si c'est lui qui y renonce – ici il faudra des mots exubérants, sentimentaux, dans un style à la Werther… À propos de Werther (et de nouveau il sourit), il a donc fini par faire connaissance avec l'auteur, l'idéal de sa jeunesse. à-t-il apprécié son jeu ? A-t-il pu lui faire croire qu'il est meilleur ? Apparemment oui, le lendemain au théâtre il avait promis plein d'enthousiasme de lui rendre visite l'année prochaine… Évidemment, il n'aurait pas été facile de le refuser après ses mots compréhensifs pourtant fermes : « Non seulement je le demande, mais je l'exige. » Bon, c'est réglé. Hum… Mais alors qu'est-ce qui ne va pas ?

Il pose son stylo. Une de ses habitudes est de rechercher la cause de ses inquiétudes tout de suite, dès qu'elles se manifestent. Il aime y voir clair dans son état d'âme. « Je me sens bien en ce moment, pourquoi ? Quelque chose me gêne, qu'est-ce ? » - se dit-il d'ordinaire, et à la vitesse d'un éclair il passe en revue toutes les causes plausibles qui ont pu provoquer sa satisfaction ou son insatisfaction. Cela rentre dans le même tiroir qu'un des principes de base de son métier : « j'aime me sentir couvert dans le dos ».

Voyons.

Alexandre, ça s'arrangera. Ainsi que les tractations avec F., le vieux devra se résigner. Alexandre n'a pas été très encourageant, et F.V. ne grogne pas trop non plus, il a assez de soucis comme ça. En ce qui concerne le montant, mon Dieu, nous lâcherons un peu de lest, ce vieux voleur de T. travaille aussi pour sa poche, qu'il en crève, mais tant pis. Non, non, il ne faudra à aucun prix insister pour poursuivre, malgré les manigances de M., mais qu'est-ce qu'il y connaît ? On doit savoir s'arrêter à l'apparence de la victoire, sans forcer la vraie – comment disait déjà ce sympathique journaliste (cette petite phrase lui plaisait beaucoup) : « Sire, je ne croyais pas à votre victoire mais je l'avais prédite. » Il ignore pourquoi mais des Hongrois lui viennent un instant à l'esprit – hum, n'était-ce pas un peu trop pathétique ? Voyons un peu. La princesse orientale n'a qu'à rester un rêve. F. finira par se résigner, et on dit que Mademoiselle L. est passablement jolie… Qui est-ce qui la déjà écrit ça ? Yeux bleus, peau blanche, cheveux blonds… Les comme ça ont d'habitude de petits seins… Seize ans…

Il sursaute, il se met à faire les cent pas. Mais alors, que diable, qu'est-ce qui l'inquiète en ce moment ? Les nouvelles de Madrid ? Il est vrai que c'est sérieux, c'est même grave, mais ce n'est pas ça puisqu’il y a bien réfléchi ce matin, il a pris une décision, tout est clair, on sait ce qu'il y a à faire.

Ou alors… Serait-ce possible… Sa femme ? Ce divorce… Ou plutôt la brutalité que cela nécessite ?

Il fait une moue dédaigneuse.

Il ne faut pas se raconter d’histoires. L'angoisse inextricable qui gâchait sa bonne humeur, il y a dix ans déjà, quand il pensait à sa femme, y compris dans les moments de plus grande gloire, est passée, dissoute, définitivement évaporée… Il n'y a plus rien à chercher, il a tout essayé. Tout ce sentiment trouble est fini, l'humilité, ni l'humiliation, ni la vengeance, ni la nervosité n'y changeront rien : tout ceci ressemble à une pile de documents mille fois ressassés. Voilà en quoi consistait tout ce flamboiement redoutable : il voulait connaître, peser, évaluer cette femme. Maintenant il la connaît ! Il y a mis du temps mais ça y est : cette fois il est sûr que plus aucune surprise n'est à craindre.

Et alors on dirait que son inquiétude a changé de couleur, une couleur qu'il n'avait jamais vue. Elle n'est pas passée, elle ne s'est pas éclaircie, elle s'est seulement transformée. Qu'est-ce donc que cette chose étrange, déprimante et pourtant mollement engourdissante, qui l'envahit depuis les arbres du parc, par la fenêtre ouverte ? Les arbres seraient-ils en train de chuchoter que ce qui l'inquiète, ce qui lui fait si mal c'est justement que sa femme ne l'intéresse plus ?

Il sursaute, effaré.

Sottises… Qu’est-ce que ce sentiment ? Tout de même pas la… Sottise !

Le chagrin ? Il déteste même le mot. Ou encore quelque chose de pire, de plus vulgaire, de plus infâme, de plus humain ? Qu'y a-t-il de neuf dans ce sentiment, dont il connaît toutes les composantes… À moins que la cause ne soit cette seule composante… C’est maintenant qu'il y pense… Maintenant… Et ce maintenant n'avait jamais existé… Car lui, qui a eu vingt ans et trente ans, n'a jamais encore été…

L'homme de quarante ans se redresse, il pose ses mains sur son estomac car des pas approchent dans le couloir. On a frappé timidement à sa porte.

Entrez !

Trois personnes sont entrées, le commandant B., l'interprète et ce jeune homme. Il l'a reconnu, un unique regard furtif entre les arbres du parc a suffi pour s'en faire une image. Un garçon maigre, petit. Un visage ascétique, excepté les yeux. Bien sûr, des yeux noirs, il l'avait bien pensé. Son front, ses lèvres, sont d'une pâleur mortelle, mais curieusement il ne tremble pas. Il se tient droit. L'homme de quarante ans ne voit pas ses mains… Bien sûr, elles sont attachées dans le dos. Les abrutis !

- Détachez-le immédiatement, imbécile ! Vous l'avez fouillé, ça ne suffit pas ?

Le commandant retient sa colère et obéit. Cependant l'homme de quarante ans trépigne.

- Vous osez le conduire devant moi, les mains liées dans le dos ? Après l'avoir fouillé ? Qu'est-ce que je suis ? Le bourreau ?

Le commandant veut intervenir.

- Ça suffit, je n'attends pas de réponse ! Vous n'avez toujours pas compris ? J'ai très bien vu qu'en plus il avait aussi une requête réglementaire dans les mains. Peut-être même que la requête seule était intentionnelle, l'autre chose n'était que le fait du hasard… Tu parles le français ?

Cela s'adresse déjà au garçon. Celui-ci secoue vite et fermement la tête négativement. Le questionneur ne se tourne pas vers l'interprète mais poursuit sur un rythme soutenu :

- Comment tu t'appelles ?

Les lèvres pâles s'ouvrent. Les yeux s'élargissent. Une voix enfantine, presque féminine, aiguë et pourtant cuivrée retentit, les trois autres tressaillent comme quand dans un milieu bruyant se met soudain à retentir une sonorité, l'unique touche d'une corde de piano, mélodieuse et solitaire.

- Je m'appelle Frigyes Stabs.

- Quel âge as-tu ?

- Dix-neuf ans.

- Nationalité ?

- Je suis né à Naumburg.

- Ton père ?

- Pasteur protestant.

Pause. L'homme de quarante ans fronce les sourcils. Il a remarqué lui-même qu'au lieu de demander d'abord la profession, il s'est informé sur son père. Cela suffit… Pasteur protestant, le fils doit également se préparer au pastorat ou à l'enseignement, il est probablement étudiant. Mais comme il est chétif… Non, il n'a rien de militaire comme il l'avait d'abord pensé… Idéologue ! Il essaye de le mépriser mais ça ne vient pas. Il s'adresse à l'interprète :

- Demande-lui… Euh, il comprend un peu, je vois. Dis-lui de m'expliquer pourquoi il avait sur lui ce couteau… Hé, attends… Dis-lui aussi de ne pas y aller par quatre chemins… Qu’il dise simplement, brièvement, que c'était par hasard, que ça sert normalement à couper de la paille, que c'est le canif de sa tante qu'il portait chez le rémouleur… Qu’il dise n'importe quoi pour se défendre… Mais brièvement et sans gémir.

Mais rien de tout cela n'a lieu. Le garçon a coupé la parole à l'interprète dès le premier mot. Et ils entendent et ils comprennent très bien tous les trois quand il se met à parler fort, dans un allemand mélodieux, regardant droit dans les yeux de son interlocuteur.

- J'avais ce couteau sur moi pour vous tuer avec.

L'interprète se tait, le commandant saute vers le garçon mais en tapant du pied de l'homme de quarante ans le cloue à sa place. Il rabroue l'officier effaré :

- Comment osez-vous bouger sans mon autorisation ?

Il le regarde durant trente secondes les yeux fulgurants comme si le manque d'éducation du commandant était le seul point choquant de toute cette situation. Ils se taisent tous les trois. Ensuite il quitte du regard le soldat figé au garde-à-vous et se tourne de nouveau vers l'interprète. Sa voix est plus que calme, elle est presque douce et hésitante.

- Demande-lui, mon garçon, pourquoi il a voulu me tuer.

L'interprète traduit vite, mécaniquement. Frigyes Stabs attend qu'il termine puis, sur le même ton que précédemment, comme le bon élève, le premier de la classe, qui récite sa leçon bien apprise, il répond en quatre phrases successives, claires, sans passion. Il se tait et se tourne vers l'interprète pour contrôler attentivement si celui-ci n'omet pas quelque chose. L'interprète traduit mécaniquement.

- Je suis convaincu que vous devez mourir. Un homme enthousiaste n'a pas de raison de vivre, d'aimer, d'espérer, de naître en Europe aussi longtemps que vous vivez. Mes compatriotes sont désormais nombreux à le savoir et à le dire. Je comptais me sacrifier pour la liberté de ma patrie.

Frigyes Stabs approuve, il est satisfait de la traduction, en effet, il comprend apparemment un peu le français. À cette approbation le cœur de l'homme de quarante ans se remplit d'un souvenir singulier… Est-ce que ce n'est pas lui qui avait ainsi approuvé… le  jeune homme de vingt ans… en écoutant attentivement le texte du complot… quand quelques-uns avaient décidé… d'assassiner… le tyran de la Corse… de ramener Paoli… Il avait approuvé de la même façon… Parce que ce n'est pas lui qui l'avait rédigé… Son français n'était pas encore suffisant…

Sa troisième question est presque timide :

- Que pense-t-il de moi ? Demande-le lui. Ne serait-ce pas dommage pour moi ?

- À mes yeux vous êtes le plus grand homme de l'histoire. Mais l'histoire, c'est le destin des hommes et pas celui des grands hommes.

L'homme de quarante ans se met à faire les cent pas, il va à la fenêtre, il regarde dehors. Il se retourne encore une fois. Sa voix implore presque, il demande grâce.

- Demande-lui s'il saurait être reconnaissant si je lui laissais la vie ?

Et déjà arrive la réponse ultime, définitive, irrévocable.

- Je serais reconnaissant car cela me donnerait l'occasion de tenter une nouvelle fois de vous tuer.

L'empereur pousse un grognement, il ne se retourne plus. Il fait un geste de la main pour qu'on l'emmène : il a honte de montrer son visage vieillissant devant le jeune homme qui va à la mort.

Dans ses mémoires d'exil, que ceci soit dit en son honneur, Napoléon n'a ajouté aucune remarque à la sèche description de l'attentat de Schönbrunn[1].

 

Suite du recueil

 



[1] Les termes en italique sont en français dans le texte.



[1] L’attentat a eu lieu en 1809 au cours d’une parade militaire.