Frigyes Karinthy : "Malades rieurs"
L'homme de quarante ans
L'homme de quarante
ans a escaladé lentement l'escalier de marbre, sa suite était
alors installée à l'entresol. Il a lancé en arrière
à l'uniforme au visage effrayé qui s'apprêtait à se faufiler
sur ses talons :
- Vous, restez ! Je veux
être seul pendant une demi-heure, je n'ai pas besoin de garde. Et qu'est-ce que je voulais encore[1]… Ça y est, je sais, ce jeune
homme, vous l'accompagnerez dans ma chambre à huit heures pile, vous
avez compris ? Je veux lui parler personnellement… S'il ne parle pas
le français un interprète de confiance peut venir avec lui,
personne d'autre… Personne ! Me
suis-je fait comprendre ? Ce petit aux jambes torses, ça ira, il ne
bavarde pas, ça se voit… Au besoin vous pouvez le menacer. C'est
bon, disposez.
Et quand l'uniforme effrayé a paru
hésiter, il a même trépigné :
- Allons,
file !
Il est rentré dans son cabinet
où les bougies étaient déjà allumées sur le
bureau pas très grand, de goût autrichien. Il a jeté son
chapeau et sa cape, au domestique il n'a fait qu'un signe des yeux pour qu'il
laisse tout en place et qu'il aille au diable. Ensuite il a regardé autour
de lui, fâché qu'une fois de plus il ne s'y retrouvait pas,
c'était déjà sa quatrième suite, il ne peut jamais
savoir où chercher
Oui, il allait sur le champ écrire
ces trois lettres auxquelles il avait songé l'après-midi ;
l'événement singulier intervenu entre-temps non seulement n'y
change rien mais les précipite plutôt. L'une ira à R. pour
qu'il prépare sa femme, la chose ne peut plus être remise,
dès son retour, vers septembre, ils vont divorcer. La seconde à
T., autour du même sujet, il convient également de préparer
l'opinion publique, T. doit convoquer le rédacteur de M. et lui parler
intelligemment. Le "curé", comme il aimait appeler le
vieillard de Rome, n'a rien à y voir. Monsieur Fesch va tout arranger
tout seul. La troisième, bien sûr, est un cas plus difficile, il
faudra faire attention, Alexandre n'est pas vraiment pressé de lui
accorder sérieusement la main de la princesse orientale, mais il se vexe
si c'est lui qui y renonce – ici il faudra des mots exubérants,
sentimentaux, dans un style à la Werther… À propos de
Werther (et de nouveau il sourit), il a donc fini par faire connaissance avec
l'auteur, l'idéal de sa jeunesse. à-t-il
apprécié son jeu ? A-t-il pu lui faire croire qu'il est
meilleur ? Apparemment oui, le lendemain au théâtre il avait
promis plein d'enthousiasme de lui rendre visite l'année
prochaine… Évidemment, il n'aurait pas été facile de
le refuser après ses mots compréhensifs pourtant fermes :
« Non seulement je le demande, mais je l'exige. » Bon,
c'est réglé. Hum… Mais alors qu'est-ce qui ne va pas ?
Il pose son stylo. Une de ses habitudes est
de rechercher la cause de ses inquiétudes tout de suite, dès
qu'elles se manifestent. Il aime y voir clair dans son état d'âme.
« Je me sens bien en ce moment, pourquoi ? Quelque chose me
gêne, qu'est-ce ? » - se dit-il d'ordinaire, et à
la vitesse d'un éclair il passe en revue toutes les causes plausibles
qui ont pu provoquer sa satisfaction ou son insatisfaction. Cela rentre dans le
même tiroir qu'un des principes de base de son métier :
« j'aime me sentir couvert dans le dos ».
Voyons.
Alexandre, ça s'arrangera. Ainsi que
les tractations avec F., le vieux devra se résigner. Alexandre n'a pas
été très encourageant, et F.V. ne grogne pas trop non
plus, il a assez de soucis comme ça. En ce qui concerne le montant, mon
Dieu, nous lâcherons un peu de lest, ce vieux voleur de T. travaille
aussi pour sa poche, qu'il en crève, mais tant pis. Non, non, il ne
faudra à aucun prix insister pour poursuivre, malgré les
manigances de M., mais qu'est-ce qu'il y connaît ? On doit savoir
s'arrêter à l'apparence de la victoire, sans forcer la vraie
– comment disait déjà ce sympathique journaliste (cette
petite phrase lui plaisait beaucoup) : « Sire, je ne croyais
pas à votre victoire mais je l'avais prédite. » Il
ignore pourquoi mais des Hongrois lui viennent un instant à l'esprit
– hum, n'était-ce pas un peu trop pathétique ? Voyons
un peu. La princesse orientale n'a qu'à rester un rêve. F. finira
par se résigner, et on dit que Mademoiselle L. est passablement
jolie… Qui est-ce qui la déjà écrit ça ?
Yeux bleus, peau blanche, cheveux blonds… Les comme ça ont
d'habitude de petits seins… Seize ans…
Il sursaute, il se met à faire les
cent pas. Mais alors, que diable, qu'est-ce qui l'inquiète en ce
moment ? Les nouvelles de Madrid ? Il est vrai que c'est
sérieux, c'est même grave, mais ce n'est pas ça puisqu’il
y a bien réfléchi ce matin, il a pris une décision, tout
est clair, on sait ce qu'il y a à faire.
Ou alors… Serait-ce possible…
Sa femme ? Ce divorce… Ou plutôt la brutalité que cela
nécessite ?
Il fait une moue dédaigneuse.
Il ne faut pas se raconter
d’histoires. L'angoisse inextricable qui gâchait sa bonne humeur,
il y a dix ans déjà, quand il pensait à sa femme, y
compris dans les moments de plus grande gloire, est passée, dissoute,
définitivement évaporée… Il n'y a plus rien à
chercher, il a tout essayé. Tout ce sentiment trouble est fini,
l'humilité, ni l'humiliation, ni la vengeance, ni la nervosité
n'y changeront rien : tout ceci ressemble à une pile de documents
mille fois ressassés. Voilà en quoi consistait tout ce flamboiement
redoutable : il voulait connaître, peser, évaluer cette
femme. Maintenant il la connaît ! Il y a mis du temps mais ça
y est : cette fois il est sûr que plus aucune surprise n'est
à craindre.
Et alors on dirait que son
inquiétude a changé de couleur, une couleur qu'il n'avait jamais
vue. Elle n'est pas passée, elle ne s'est pas éclaircie, elle
s'est seulement transformée. Qu'est-ce donc que cette chose
étrange, déprimante et pourtant mollement engourdissante, qui
l'envahit depuis les arbres du parc, par la fenêtre ouverte ? Les
arbres seraient-ils en train de chuchoter que ce qui l'inquiète, ce qui
lui fait si mal c'est justement que sa femme ne l'intéresse plus ?
Il sursaute, effaré.
Sottises… Qu’est-ce que ce
sentiment ? Tout de même pas la… Sottise !
Le chagrin ? Il déteste
même le mot. Ou encore quelque chose de pire, de plus vulgaire, de plus
infâme, de plus humain ? Qu'y a-t-il de neuf dans ce sentiment, dont
il connaît toutes les composantes… À moins que la cause ne
soit cette seule composante… C’est maintenant qu'il y pense…
Maintenant… Et ce maintenant n'avait jamais existé… Car lui,
qui a eu vingt ans et trente ans, n'a jamais encore été…
L'homme de quarante ans se redresse, il
pose ses mains sur son estomac car des pas approchent dans le couloir. On a
frappé timidement à sa porte.
- Entrez !
Trois personnes sont entrées, le
commandant B., l'interprète et ce jeune homme. Il l'a reconnu, un unique
regard furtif entre les arbres du parc a suffi pour s'en faire une image. Un
garçon maigre, petit. Un visage ascétique, excepté les
yeux. Bien sûr, des yeux noirs, il l'avait bien pensé. Son front,
ses lèvres, sont d'une pâleur mortelle, mais curieusement il ne
tremble pas. Il se tient droit. L'homme de quarante ans ne voit pas ses
mains… Bien sûr, elles sont attachées dans le dos. Les
abrutis !
- Détachez-le
immédiatement, imbécile ! Vous l'avez fouillé,
ça ne suffit pas ?
Le commandant retient sa colère et
obéit. Cependant l'homme de quarante ans trépigne.
- Vous osez le conduire devant moi,
les mains liées dans le dos ? Après l'avoir
fouillé ? Qu'est-ce que je suis ? Le bourreau ?
Le commandant veut intervenir.
- Ça suffit, je n'attends pas
de réponse ! Vous n'avez toujours pas compris ? J'ai
très bien vu qu'en plus il avait aussi une requête réglementaire
dans les mains. Peut-être même que la requête seule
était intentionnelle, l'autre chose n'était que le fait du
hasard… Tu parles le français ?
Cela s'adresse déjà au
garçon. Celui-ci secoue vite et fermement la tête
négativement. Le questionneur ne se tourne pas vers l'interprète
mais poursuit sur un rythme soutenu :
- Comment tu t'appelles ?
Les lèvres pâles s'ouvrent.
Les yeux s'élargissent. Une voix enfantine, presque féminine,
aiguë et pourtant cuivrée retentit, les trois autres tressaillent comme
quand dans un milieu bruyant se met soudain à retentir une
sonorité, l'unique touche d'une corde de piano, mélodieuse et
solitaire.
- Je m'appelle Frigyes Stabs.
- Quel âge as-tu ?
- Dix-neuf ans.
- Nationalité ?
- Je suis né à Naumburg.
- Ton père ?
- Pasteur protestant.
Pause. L'homme de quarante ans fronce les
sourcils. Il a remarqué lui-même qu'au lieu de demander d'abord la
profession, il s'est informé sur son père. Cela suffit…
Pasteur protestant, le fils doit également se préparer au
pastorat ou à l'enseignement, il est probablement étudiant. Mais
comme il est chétif… Non, il n'a rien de militaire comme il
l'avait d'abord pensé… Idéologue ! Il essaye de le
mépriser mais ça ne vient pas. Il s'adresse à
l'interprète :
- Demande-lui… Euh, il comprend
un peu, je vois. Dis-lui de m'expliquer pourquoi il avait sur lui ce
couteau… Hé, attends… Dis-lui aussi de ne pas y aller par
quatre chemins… Qu’il dise simplement, brièvement, que
c'était par hasard, que ça sert normalement à couper de la
paille, que c'est le canif de sa tante qu'il portait chez le
rémouleur… Qu’il dise n'importe quoi pour se
défendre… Mais brièvement et sans gémir.
Mais rien de tout cela n'a lieu. Le
garçon a coupé la parole à l'interprète dès
le premier mot. Et ils entendent et ils comprennent très bien tous les
trois quand il se met à parler fort, dans un allemand mélodieux,
regardant droit dans les yeux de son interlocuteur.
- J'avais ce couteau sur moi pour vous
tuer avec.
L'interprète se tait, le commandant
saute vers le garçon mais en tapant du pied de l'homme de quarante ans
le cloue à sa place. Il rabroue l'officier effaré :
- Comment osez-vous bouger sans mon
autorisation ?
Il le regarde durant trente secondes les
yeux fulgurants comme si le manque d'éducation du commandant était
le seul point choquant de toute cette situation. Ils se taisent tous les trois.
Ensuite il quitte du regard le soldat figé au garde-à-vous et se
tourne de nouveau vers l'interprète. Sa voix est plus que calme, elle
est presque douce et hésitante.
- Demande-lui, mon garçon,
pourquoi il a voulu me tuer.
L'interprète traduit vite,
mécaniquement. Frigyes Stabs attend qu'il termine puis, sur le
même ton que précédemment, comme le bon
élève, le premier de la classe, qui récite sa leçon
bien apprise, il répond en quatre phrases successives, claires, sans
passion. Il se tait et se tourne vers l'interprète pour contrôler
attentivement si celui-ci n'omet pas quelque chose. L'interprète traduit
mécaniquement.
- Je suis convaincu que vous devez
mourir. Un homme enthousiaste n'a pas de raison de vivre, d'aimer,
d'espérer, de naître en Europe aussi longtemps que vous vivez. Mes
compatriotes sont désormais nombreux à le savoir et à le
dire. Je comptais me sacrifier pour la liberté de ma patrie.
Frigyes Stabs approuve, il est satisfait de
la traduction, en effet, il comprend apparemment un peu le français.
À cette approbation le cœur de l'homme de quarante ans se remplit
d'un souvenir singulier… Est-ce que ce n'est pas lui qui avait ainsi
approuvé… le jeune
homme de vingt ans… en écoutant attentivement le texte du
complot… quand quelques-uns avaient décidé…
d'assassiner… le tyran de la Corse… de ramener Paoli… Il
avait approuvé de la même façon… Parce que ce n'est
pas lui qui l'avait rédigé… Son français
n'était pas encore suffisant…
Sa troisième question est presque
timide :
- Que pense-t-il de moi ?
Demande-le lui. Ne serait-ce pas dommage pour moi ?
- À mes yeux vous êtes le
plus grand homme de l'histoire. Mais l'histoire, c'est le destin des hommes et
pas celui des grands hommes.
L'homme de quarante ans se met à
faire les cent pas, il va à la fenêtre, il regarde dehors. Il se
retourne encore une fois. Sa voix implore presque, il demande grâce.
- Demande-lui s'il saurait être
reconnaissant si je lui laissais la vie ?
Et déjà arrive la
réponse ultime, définitive, irrévocable.
- Je serais reconnaissant car cela me
donnerait l'occasion de tenter une nouvelle fois de vous tuer.
L'empereur pousse un grognement, il ne se
retourne plus. Il fait un geste de la main pour qu'on l'emmène : il
a honte de montrer son visage vieillissant devant le jeune homme qui va
à la mort.
Dans ses mémoires d'exil, que ceci
soit dit en son honneur, Napoléon n'a ajouté aucune remarque
à la sèche description de l'attentat de Schönbrunn[1].