Frigyes Karinthy :  "Malades rieurs"

 

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Ma mÈre

 

Je n'avais pas encore six ans quand ma mère est morte.

Au-delà des traditions familiales (qui ne font pas partie du présent témoignage), mes souvenirs personnels de son vivant sont rares et espacés. Un dimanche après-midi notre jeune bonne paysanne était de sortie, ma mère fouillait en riant dans la garde-robe de cet ange absent : elle en retirait cache-cœur, jupons plissés, ses bottines rouges, elle essayait tout et c'est dans ce déguisement, les mains sur les hanches qu'elle a chanté (elle avait une voix à la beauté légendaire) devant le grand miroir dans le style de Lujza Blaha[1] : "J'ai un aveu à vous faire…". Moi, acculé dans un recoin, je l'écoutais bouche bée, nous n'étions que tous les deux à la maison et pourtant j'étais certain que ce n'est pas pour moi qu'elle se produisait mais pour elle-même. Cela devait être dans l'année 1893. Dans une autre image que je garde d'elle, jeune chat sauvage maigrichon, vilain garnement, je trépigne avec acharnement contre les excès de l'amour maternel : ma mère me serre passionnément contre elle, elle m'embrasse et m'étreint, elle lutte affectueusement contre moi, moi vexé et révolté d'être entravé dans  ma liberté de mouvements, je veux absolument reprendre pied par terre. J'ai un troisième souvenir la concernant, la table familiale, après dîner, à la lumière du plafonnier : pour amuser ses enfants (notre père était absent), notre mère s'évertue à imiter le style de certains parents éloignés un peu originaux ; mes sœurs se tordent de rire alors que moi j'observe, sérieux et ravi, son "art" de l'expression.

D'après les données recoupées ce souvenir date du dernier mois de sa vie. C'est une semaine plus tard qu'on a dû l'emmener sur une civière. Les deux ambulanciers qui la portaient me paraissaient deux géants noirs quand je les ai laissés passer en me rencognant, la civière voguait à une hauteur invraisemblable, je n'entendais que la voix de ma mère, elle pleurait et me faisait des adieux un peu pathétiques dans mon souvenir comme si quelqu'un criait mon nom depuis les nuages. Lorsque la porte s'est refermée derrière eux (mon père l'accompagnait à l'hôpital), je me suis élancé comme une flèche dans leur chambre à coucher vide pour examiner scrupuleusement sur la table de chevet les mystérieux flacons de médicaments, cachets et ordonnances qui, la veille déjà, avaient attiré mon attention. Sur un morceau de sucre oublié j'ai versé quelques gouttes de sirop de framboise et je l'ai avalé sur le champ.

Puis une dernière image : la chambre de l'hôpital, le profil de ma mère sur l'oreiller, froid et blême. Mon père se penche au-dessus d'elle et lui chuchote doucement qu'il m'a amené, que je suis ici, au chevet de son lit. Elle répond d'un ton très sec, glacial : "je sais", sans même se tourner vers moi. Ahuri et offensé, je tiraille les franges de la couverture, les yeux baissés. Je suis persuadé que ma mère nous en veut à tous les deux, mais j'ignore pourquoi.

J'ai dû ramener ce sentiment à la maison avec moi, la chose m'a préoccupé toute la soirée, car c'est à partir de ce moment que la série de mes sentiments est continue, jusqu'au matin et au-delà (ma mère est décédée durant cette même nuit), et à mon avis il est fort probable que cet éveil de notre conscience à un degré plus élevé qui, à partir d'un certain point de notre enfance, moule notre vie en un tout cohérent dans notre mémoire, s'est produit chez moi ce soir-là.

Le matin je me tenais près de la fenêtre, mon père était en train d'enfiler son pardessus et de mettre son chapeau dans l'antichambre. On a sonné, mon père a ouvert la porte, un homme vêtu de noir est entré et lui a très doucement murmuré quelque chose. Poussé par la curiosité, je me suis faufilé vers eux, mais mon père revenait déjà, il ne m'a pas aperçu, il est passé près de moi et s'est dépêché de rejoindre ma sœur aînée qui époussetait le piano. L'homme vêtu de noir était toujours à la porte, les yeux baissés, son chapeau à la main, et ne disait rien. Mon père ne m'a toujours pas remarqué, ils se sont tous les deux dépêchés vers la sortie. J'ai réuni toutes mes forces, j'ai couru derrière eux, je les ai rejoints dans l'escalier, j'ai agrippé le pardessus de mon père, j'ai levé mon regard vers lui et je lui ai demandé simplement des yeux : que s'est-il passé ? Mon père s'est baissé complètement, jusqu'à mon oreille, je ne l'avais jamais vu se baisser si bas.

- Maman est morte – dit mon père d'une voix blanche très profonde, aussi noire et sourde que la nuit, puis sans se retourner il est parti précipitamment.

C'est en méditant sur ces mots plutôt que sur leur contenu que je me suis traîné vers notre palier, jusqu'à la salle de séjour. J'y ai trouvé ma sœur Elsa en pleurs affalée sur le piano. Je suis allé à la fenêtre pour regarder la pluie de novembre. J'étais conscient qu'il conviendrait maintenant de pleurer, avec mes épaules j'ai imité quelques mouvements de sanglots pour qu’Elsa, si elle regardait vers la fenêtre, voie à mon dos que je pleure. Mais je ne pleurais pas. Les pleurs m'auraient dérangé dans la découverte de cette nouvelle et gigantesque sensation, la tristesse : en me concentrant de toutes mes forces je m'observais vers l'intérieur. En même temps, pour occuper mes sens, je suivais des yeux le chemin sinueux des gouttes de pluie adhérentes aux carreaux de la fenêtre, elles dégoulinaient lentement, en rechignant, deux gouttes se touchaient, s'unissaient, et de ce poids brusquement accru partait un ruisseau serpentin vers le bas.

Une demi-heure plus tard Elsa aussi est sortie et moi je suis resté seul à la maison avec la bonne. Je l'ai rejointe dans sa chambre. C'était une citadine, une Budapestoise expansive, bruyante. Elle se lamentait avec des cris perçants, "oh, cette chère Madame, Vierge Marie, ma bonne dame", elle geignait à fendre les oreilles et se tapait les genoux. Encore une nouvelle découverte. Dès qu'elle m'a aperçu, c'est moi qu'elle s'est mis à plaindre avec les mélodies pathétiques ostentatoires d'une pleureuse, comme pour vouloir recommander ma triste situation à la miséricorde d'une invisible cour d'assises. Quand j'ai demandé ce qui se passait maintenant, où tous les miens étaient partis, d'une voix d'outre tombe mais avec le réalisme coloré de la chambre des horreurs du panoptique du Luna Park elle m'a annoncé que ma mère allait être transportée à la morgue pour y être disséquée, après quoi on l'exposerait dans une chapelle ardente. J'ai surtout été surpris par la dissection, et la brave fille a répondu à chacune de mes questions sur ce point par des explications détaillées et volubiles.

Madame Anna est arrivée entre-temps en courant, les yeux rouges. Je l'ai accompagnée dans la grande pièce, elle s'est assise, elle s'est demandé étonnée pourquoi on m'avait laissé seul à la maison. Accoudée à la table, les yeux distraits, sombres, elle regardait droit devant elle. Je me suis posté au milieu de la pièce, c'est de là que j'observais, pâle et maigre, avec mes yeux verts emplis de curiosité, comment se comportait l'adulte dans une telle situation. Je n'étais probablement pas satisfait, je ne la trouvais pas suffisamment désespérée car après un silence morne de quelques minutes j'ai interrompu sa méditation et, peiné et soupirant, encore sous l'effet de la conférence précédente, imitant même le ton de la bonne, j'ai commencé à la "stimuler" d'une voix sépulcrale :

- Eh oui… C’est terrible… Pauvre maman… Maintenant on va la transporter à la morgue… On va la disséquer… À la morgue… Tout le monde doit être disséqué… C’est comme ça… On n'y peut rien…

Madame Anna a sursauté, choquée, puis elle m'a regardé avec un dégoût manifeste, ensuite elle a détourné la tête et suffoquant de colère, elle m'a chassé :

- Morgue… Dissection… Où es-tu allé chercher ces mots ? Ce ne sont pas des mots pour un petit garçon… Va t'habiller, je t'emmène chez l'oncle Károly.

C'est l’oncle Károly et ma tante qui m'ont emmené à l'enterrement.

C'est avec un incommensurable recueillement et cette fois avec un frisson exalté que j'observais cette sombre "comédie" : l'abondance de draperies noires, les grosses flammes fuligineuses au sommet des deux colonnes, les couronnes déposées sur les marches. Les fleurs exhalaient une odeur lourde. Les pleurs des parents coulaient en un fleuve massif, fantomatique et refoulé. Ma mère, les bras croisés sur la poitrine, une sorte de sourire transfiguré et étonné émanant de ses yeux fermés, était allongée là-haut comme si les autres s'étaient réunis pour la célébrer et l'admirer ; j'ai alors ressenti pour elle un profond respect, j'ai reconnu qu'ici c'est elle qui jouait le rôle principal, et j'ai admis qu'il était normal que personne ne s'occupât particulièrement de moi. Je n'ai été troublé que par ses jambes gainées de bas noirs mais sans chaussures. L'orphéon de l'usine Ganz chantait des chansons très tristes dans les basses.

Une semaine plus tard ma sœur Mici est arrivée. Au moment de la mort de ma mère elle n'était pas à la maison. Moi, on m'avait prévenu qu'il fallait lui cacher le décès de notre mère, c'est la famille qui en avait décidé ainsi, il fallait lui dire qu'elle était partie en voyage. J'ai joué cette pieuse imposture avec gêne et inconfort pourtant sans faute, j'ai pris au sérieux que cette petite fille à peine plus âgée que moi tomberait malade si elle devait apprendre la vérité trop brutalement. D'autant plus grande a été ma surprise lorsqu'un jour, au déjeuner, entre la soupe et la viande, Mici m'a fait signe qu'elle voulait me dire quelque chose à l'oreille. Quand je me suis penché vers elle, elle m'a annoncé sans émotion particulière, et même victorieusement, qu'elle savait tout : "Pauvre Maman est morte mais ne leur dit pas que je le sais, c'est Marie qui me l'a dit, j'ai dû lui jurer de le garder pour moi." J'étais très soulagé, j'ignore pourquoi, de voir que Mici avait passé le cap aussi normalement, les adultes s'étaient donc trompés. J'étais gêné en ce temps-là de sentir que le monde des adultes me contraignait à adopter une sorte d'attitude avec sa commisération. "Pauvre petit orphelin", disaient-ils, en m'imposant presque d'afficher vers l'extérieur un état d'âme, tel qu'ils imaginaient l'état d'âme d'un pauvre petit orphelin. Ils m'obligeaient à jouer une sorte de comédie dont je ne trouvais pas toujours le ton juste. J'ai développé progressivement une aversion à l'égard des expressions telles que "pauvre petit orphelin", "sans mère" ou autres. Une aversion dont je ne me suis pas débarrassé jusqu'à aujourd'hui. Comment expliquer autrement que tout au long de ma vie j'ai ressenti comme impudique le culte de la mère employé sentimentalement et théâtralement, le terme "ma mère" entre guillemets et accentué, avec une coloration mélodramatique, en paroles, voire en poésie. Et le trémolo avec lequel on le prononce, comme anti-artistique et mensonger.

Le culte qui a pris naissance au fond de mon âme et de mon imagination, de lui-même, sans contrainte extérieure à la suite de la mort de ma mère, jusqu'à mon âge de douze ans, était tout à fait différent.

C'est là-dessus que je voulais porter témoignage. Mais j'ai du mal à en donner une explication.

La psychologie tellement à la mode de nos jours dirait peut-être à propos de ce culte que mon inconscient (comme on a coutume de le nommer) n'a tout simplement pas pris acte de la mort de ma mère.

Je ne fais pas allusion à mes rêves, dans nos rêves l'apparition de nos morts comme des êtres vivants est une chose naturelle et banale, une sorte de réflexe mécanique de l'âme.

Moi, je rêvais en plein jour, pleinement conscient.

Par ce jeu, délibérément, avide de désirs et avec une passion quasiment maladive, j'ai élaboré en moi une source systématique et secrète de plaisirs.

Jour après jour, année après année, dès que retentissait la sonnerie et que, lançant mon cartable sur le dos ou le balançant à bout de bras, je quittais l'école pour rentrer à la maison, jaillissait en moi avec une brûlante impatience une variante toujours nouvelle du sujet permanent que j'étais seul à connaître : ce soir je vais trouver maman à la maison.

J'ai même inventé une troublante petite explication logique par nécessité puisque j'étais un jeune garçon plutôt intelligent, et j'avais vu de mes propres yeux ma mère exposée sur un catafalque. À propos de toute cette histoire d'enterrement j'ai décidé qu'elle aurait été organisée soit pour rire, sur le souhait de ma mère, soit pour tromper quelque chose ou quelqu'un, ma mère avait dû avoir d'importantes raisons diplomatiques pour se faire passer pour morte (je me rappelais qu'elle avait projeté d'ouvrir un institut), c'est pour cette raison qu'elle devait séjourner à l'étranger, même à l'insu des enfants.

Mais tout ce raisonnement n'était pour moi qu'un prétexte pour colorier son retour, pour l'envisager chaque jour dans une nouvelle variante.

Ma mère m'attend dans la cage d'escalier. Elle sait l'heure de mon arrivée. Dès qu'elle entend mes pas, elle court, elle se cache derrière la porte que j'ouvrirai. Moi, je prends la direction de la chambre le visage impassible comme qui ne se doute de rien, pourtant je sais tout mais je ne veux pas gâcher le jeu. Et quand elle me cache les yeux par-derrière et que j'entends son rire : "alors, qui suis-je ?", je m'écrie bien fort : Maman !"

Ma mère se promène dans la rue en manteau et en chapeau ; elle me voit, elle se cache aussitôt derrière l'angle de la maison, elle me laisse passer devant. Mais au coin suivant je m'arrange pour passer derrière elle, c'est moi qui lui fais peur : tu crois que je ne t'ai pas vue ? Tu croyais que je ne te reconnaîtrai pas ? Alors, qu'en dis-tu ? Comme j'ai grandi, hein ? Et nous nous étreignons, nous nous embrassons en riant.

Ma mère est assise à la table, elle distribue le potage, quand je sonne à la porte. Elle sursaute et pose l'index sur ses lèvres : "ne lui dites pas, les enfants !", et elle court dans la pièce voisine. Moi, j'ôte avec indifférence mon cartable, ma veste, je me mets à table, je commence à ingurgiter ma soupe, seul mon cœur palpite très fort mais personne ne l'entend. Et quand la porte s'ouvre prudemment, je fais semblant de rien…

Ce qui suit s'est passé quand j'avais douze ans.

Je rentrais à la maison du cours de catéchisme, tard dans l'après-midi. J'étais fatigué et de mauvaise humeur, le froid humide avait pénétré sous mon manteau, je sifflotais sombrement, des devoirs non faits me rongeaient la conscience. Depuis la rue j'avais constaté qu'il y avait de la lumière dans la pièce du milieu, c'est là que j'irais d'abord pour goûter.

Dans l'antichambre j'ai encore bien entendu la conversation de mes frères et sœurs qui filtrait de cette pièce.

Pourtant, quand j'ai ouvert la porte, c'est un noir silence qui m'a accueilli.

À l'instant même j'ai réalisé ce qui se passait.

Ils s'étaient tous donnés le mot d'éteindre la lampe et de se taire à mon arrivée et de voir comment je réagirais.

Tout mon sang a afflué à mon cœur, j'ai physiquement senti ma propre pâleur. Ensuite mes tempes se sont mises à palpiter irrégulièrement.

Je me suis tout de même suffisamment discipliné pour faire sortir de ma gorge, sur un ton passablement indifférent et supérieur : "Arrêtez de faire les cons, je sais bien que vous êtes là !"

L'instant d'après des rires ont retenti et la lumière a été rallumée…

J'ai regardé alentour… J’ai vu le visage aimant de mes frères et sœurs… Ceux de mes frères et sœurs. Il n'y avait personne d'autre.

Je suis devenu rouge, puis blême, des sanglots me sont montés à la gorge et moi-même j'ai d'abord cru que c'était mon rire… Mais ce rire s'est transformé en un long sanglot.

C'était une crise de larmes, je trépignais de colère, personne ne comprenait ce que j'avais, j'ai chassé tout le monde, il a fallu me mettre au lit. Ils ont cru à une crise d'hystérie.

Je n'ai jamais avoué la vérité à personne.

Six ans après sa mort, j'ai pleuré ma mère pour la première fois…

 

Suite du recueil

 



[1] Lujza Blaha (1850-1926). Comédienne, également chanteuse ("Le rossignol hongrois")