Frigyes
Karinthy : "Malades
rieurs"
L'Île de Robinson
Du journal
d'un naufragé
Ici, sur cet escarpement rocheux raviné
par l'eau, merci pour ta compassion, petit nain sycomore… Je
m'étonne un peu, comme probablement toi aussi tu t'étonnes du
calme avec lequel, fourrant ma chemise en loques sous ma tête, je me suis
allongé ici dans le sable de la plage, et clignant des paupières
je supporte les baisers brûlants du soleil tropical… Oui, nous nous
étonnons tous deux, toi de ce qu'un naufragé que les vagues ont
jeté à la rive, semi-inconscient, il y a à peine une
minute, se fait maintenant tranquillement dorer au soleil au lieu de
gémir et de maudire son destin, sur cette île nue dont il peut
constater à la première vue qu'elle est déserte et
inhabitée… et moi de… de ce que… de quoi
parlait-on déjà… de quoi fallait-il me plaindre au
fait ? À quel propos m'as-tu déjà
présenté tes condoléances ?… Pardonne-moi, je
dois réunir mes idées… Je suis un peu distrait, ce n'est
pas étonnant, n'est-ce pas, j'ai été passablement secoué
par mesdames les vagues sévères et un peu hautaines, à la
crête tranchante qui symbolisent d'ordinaire le jeu cruel du destin chez
les poètes classiques.
Ah oui, ça y est, je le sais. Tu as
vu, n'est-ce pas, gentil petit sycomore, tu as vu à l'aube, à l'horizon
– d'ici, du littoral battu par les vagues, ce devait être bien
visible – tu as dû voir le fier navire avec ses voiles
gonflées qui se frayait un chemin à travers les nuages
tissés, tu as sûrement vu les contours de la proue, le saint aux
yeux d'émeraude, et tu as vu ensuite le navire qui tanguait, qui peinait
dans la tempête, tu l'as vu s'échouer, tu as vu son mât
s'immerger en deçà de l'horizon, tu savais parfaitement ce que
ça signifiait… Eh bien oui. Ce navire était mon navire
et je ne te cache pas qu'il fonçait vers son but chargé de
trésors inestimables… Quel était déjà ce
but ?… Ça y est, cela me revient, c'était d'abord le
Cap de Bonne Espérance puis l'Amérique du Sud. Oui, je comptais
échanger toutes ces richesses, tous les objets de valeur avec lesquels
moi, commerçant heureux et intrépide, j'avais entrepris la
traversée, à la fois propriétaire, pilote et capitaine,
contre de l'or et des diamants…
Tout cela est fini maintenant, cher petit
sycomore, finis les joyaux, finis les verres en cristal, les boutons, les
croix, les diadèmes, l'essence de rose odorante, finis les milles
colifichets bariolés, fini le troc qui m'auraient rendu riche et
puissant si j'avais atteint l'Afrique… À l’heure actuelle,
c'est fini, bel et bien fini, je suis étalé ici dans le sable,
pieds nus, même mon pantalon s'est fendu en deux, j'ai été
obligé de fourrer ma dernière chemise déchirée sous
ma tête pour épargner un peu à ma tête endolorie la dureté
de la roche… Sinon tu as
raison, cette île paraît en effet déserte et
inhabitée, peut-être n'a-t-elle jamais été
visitée avant moi par âme qui vive.
Comment se fait-il que je ne hurle pas des
malédictions insensées vers les noirs nuages
crépusculaires ?
Vois-tu, petit sycomore, la raison en est
que l'endroit d'où mon navire est parti, le pays et la terre, ou si tu
préfères le continent entier dont tu rêves ici alangui par
la soif sur cette muraille rocailleuse, la prenant pour un jardin d'Éden
(sinon comment aurait-on pu la dépouiller de tant de richesses ?),
donc cette terre n'était plus depuis longtemps pour moi ce Canaan que tu
pourrais croire… Non, pour sûr, même si des millions de gens
y vivent, des riches et des pauvres, et si la belle et généreuse
nature, les forêts et les champs, les montagnes et les vallées
déversaient abondamment leurs trésors dans le giron de ces
millions de gens… Et pourtant, petit sycomore, depuis longtemps, depuis
des années déjà, avant même d'entreprendre mes
pérégrinations navales pour tenter ma chance… J’ai
senti… Et peut-être pas seulement moi mais beaucoup d'autres
aussi… Nous avons depuis longtemps senti que ce pays, cette terre, ce
continent, n'est pas plus qu'était mon petit navire, celui que tu as vu
à l'aube à l'horizon… Ni plus, ni plus rassurant en flottant
sur la mer de feu qui grouille dans ses entrailles… Et j'ai senti que
chaque instant que j'y vivais dans l'abondance et dans la richesse était
un cadeau inquiétant… Tu sais quoi ? Peut-être pas
consciemment mais au fond de mon âme, déjà là-bas
j'avais bien senti (et c'est peut-être pour cela que j'ai
préféré me confier aux flots) que nous vivions tous sur
une immense île de Robinson… Tous, chacun séparément
seul et abandonné, et que l'enjeu n’est pas de savoir si notre bateau
chargé pourra atteindre les côtes de l'espoir, mais si oui ou non
l'océan sera assez clément pour nous lancer un morceau du bois de
notre navire brisé, une planche de salut où nous accrocher. Car
là-bas, petit sycomore, il y avait tremblement de terre et de mer
même si certains ne s'en sont pas aperçus, le navire des grandes
ambitions avait coulé depuis longtemps, et ceux qui croyaient que ce
navire voguait toujours à la surface des mers, ils étaient morts
depuis bien longtemps, assis en bas sur des sofas de velours, leurs yeux
vitreux emplis d'orgueil imbécile, au fond de l'océan… Mais
moi, je ne suis pas mort, j'étais vivant, l'épave m'a
éjecté, et comme je m'en suis douté, l'enjeu de ce qui
viendra par la suite n'est pas d'atteindre le plus mais d'attendre le moins, ce
qui me permettra de recommencer la vie… Et déjà je
déambulais par le monde comme un naufragé se doit de marcher sur
l'île de Robinson, bénissant Dieu chaque fois qu'il déniche
une racine comestible dans l'encoignure des rochers… Car tu sais, petit
sycomore, ce petit globe terrestre est devenu pour l'Homme une île de
Robinson sur laquelle une grosse vague indifférente l'a rejeté,
quand le dernier petit bateau de l'Esprit et de la Bienveillance a coulé
sous ses pieds, bateau que lui ont charpenté des bâtisseurs
enthousiastes missionnés par Dieu, un jour, au milieu du
dix-huitième siècle et encore bien avant, un homme dont le
père était lui-même charpentier… Île de
Robinson, oui, je le sentais bien et j'ai pris pour cadeau toutes les bricoles
et tous les rebuts que j'ai trouvés à la surface de la mer
déchaînée, déchets du fier navire… Et j'ai
pris l'habitude de découvrir la valeur de toutes ces aumônes et
d'oublier en contrepartie les autres valeurs qui manquent, d'estimer le minimum
en face du maximum… D'accepter de mon débiteur un millième
de son dû et de renoncer au reste… De me satisfaire si mon
créditeur ne réclamait qu'une livre de chair de mon corps, s'il
n'écorchait qu'une couche de ma peau en règlement de ma dette
inconsidérée… Se révolter contre l'injustice du
sort, contre l'ignominie humaine ? À quoi bon, petit sycomore, cela
n'a pas sa place sur l'île de Robinson ! Ai-je été
trahi par mon ami, trompé par un camarade de combat,
dépouillé par un margoulin ? Mais enfin il a au moins épargné
ma vie, n'est-ce pas assez ? Il aurait pu me poignarder lâchement
dans le dos, personne ne lui aurait demandé des comptes… Pendant
que je dormais, Service Public pour
Petit sycomore, regarde
là-bas… Qu’est-ce que c'est là-bas sur la
plage ?… Ô, bonheur céleste !… Ô,
rêve de fées ! Eureka ! Une cuillère
percée, elle provient sûrement du bateau coulé…
Lâche-moi, que je coure… Avec cette cuillère je vais
gratter, je vais excaver le rocher, je vais construire une cabane dessus,
entends-tu ? D'ici un an j'aurai un palais à moi sur cette
île déserte !
Cuillère percée qui
n'appartient qu'à moi ! Qu'a été par rapport à
toi mon navire coulé avec toutes ses richesses amoncelées !